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UN PEU DE TOUT - Page 27

  • Assis ou debout devant un zinc

    La fumée s’élève onduleusement ;

    Elle se tortille à débarrasser

    Le café de ses tourments ;

    La tension s’évacue au travers les cigares ;

    On renifle l’odeur âcre des peines ;

    Les corps inspirent la fin,

    Mais les têtes respirent enfin ;

    On dépose son fardeau

    Dans les brumes d’un bistrot.

     

    La rumeur de la foule soûle la réalité ;

    Elle titube dans les cerveaux humains

    Et vient choir sur un quotidien revu

    Dans la griserie d’un estaminet.

    Méchante humeur passez, muscade ;

    La convivialité sucre l’orangeade ;

    Le meilleur et le pire offrent leur part

    Dans la promiscuité des bars.

     

    Le savoir s’invite dans un salon de thé ;

    Le génie s’approche d’un tabouret ;

    Ils parlent à l’étudiant,

    Ils prennent la main de l’écrivain.

    Le mystère se dévoile soudain,

    Au plus fort d’un charivari

    Quand le vin coule dans une brasserie.

     

    Lorsque les verres s’entrechoquent,

    Les idées les plus loufoques

    Heurtent de plein fouet les idées arrêtées ;

    Chacun sème sa graine de folie

    Quand on a bu la coupe jusqu’à la lie

    Ou lorsqu’on a goûté aux plaisirs de la vie.

    Les espoirs et les souhaits se déversent

    Dans les troquets élevant en vase clos

    Les hommes brillants et les quidams falots.

     

    Les carnotzets aux relents prononcés,

    Les estaminets aux émanations fétides,

    Se rient des conventions,

    Dérident la gent gourmée ;

    Assis ou debout devant un zinc,

    L’individu s’envole sur l’air d’un bastringue.

    David Frenkel (Publié également sur le site De Plume en Plume sous le pseudonyme Benadel)

  • Fennes d'ici et d'ailleurs

          Loïc, un Breton de sixième génération, était entré en informatique comme on entre dans les ordres. Lui aussi avait prononcé les trois vœux, à savoir : obéissance, chasteté et pauvreté. Il se pliait sans cesse à la volonté binaire d’une machine. Entièrement dévoué à la rationalité programmée, la volupté hasardeuse ne l’intéressait guère. Si le fruit de son labeur avait une forme rondelette, l’esprit de cet homme était, pour le moins, un cube de misère. Un jour, Loïc fut en proie à des douleurs lancinantes ; n’y tenant plus, il se rendit au service des urgences d’un hôpital. Les examens révélèrent la présence d’une tumeur dans le cerveau. Lorsque le médecin lui en fit part, la voix lui parvint ouatée, tant l’angoisse bourdonnait dans ses oreilles. Saisi par l’effroi, il s’évanouit. Lorsqu’il reprit connaissance, deux infirmières l’entouraient, une Parisienne et une Martiniquaise.

     

          Elle s’appelait Océane et avait un visage d’ange mais un physique ingrat. Elle naquit en France mais avait gardé son passeport martiniquais. Ses grands-parents avaient quitté la Martinique après l’éruption volcanique de mille neuf cent deux. Ils étaient en train de se baigner dans une rivière lorsque la nuée ardente déferla sur la ville, saccageant tout sur son passage. C’est ainsi qu’ils eurent la vie sauve. Après la catastrophe, ils avaient décidé de se rendre en Métropole pour y refaire leur vie et s’étaient établis en Alsace. Océane était une personne soumise. Elle portait l’esclavage de ses ancêtres, et avec lui, une révolte étouffée par la couleur de sa peau. On avait beau la traiter de négresse, elle ne bronchait pas. Cependant, en filant le parfait amour auprès d’un Congolais, elle prit de l’assurance et ne se laissait plus injurier.

          Les préjugés à son égard la poussaient à se faire une place dans la société. Fille intelligente, elle obtint son diplôme d’infirmière en noircissant une feuille blanche avec des bonnes réponses. L’allégement des souffrances d’autrui lui servait d’intégration sociale et mettait du baume sur les plaies saignant encore sous le poids de maintes offenses.

          Francine était française de souche, avait des formes gracieuses mais un visage aux traits grossiers. Son père était un homme politique qui avait perverti son idéal altruiste en se mettant au service d’une ambition opportuniste. Sa mère, veuve d’un premier époux, au bénéfice d’un douaire, cultivait le m’as-tu-vu et évoluait dans un milieu où la richesse permettait de mettre à nu la niaiserie des parvenus. Francine désirait prendre le contre-pied de cette société dans lequel profession rimait avec possession, elle voulait exercer un métier au service de son prochain, où l’argent ne tiendrait pas le premier rôle. Elle décida de devenir infirmière. Il lui semblait que cette profession l’élevait aux premières charges; cela la consolait des déconvenues amoureuses. Certains messieurs la prenant, lorsqu’ils avaient faim, pour un amour cinq étoiles, se délectaient de ses appas. Mais aussitôt sortis du lit, lorsque l’ardeur prenait de la hauteur, ils la laissaient en plan. Le visage de Francine ne les incitait guère à se pavaner avec elle au grand jour et en public. Le contraste entre son corps fait au moule et son visage difforme n’avait même pour l’amour pas de solution. Pourtant, son mal de tête en avait une. Le scanner crânien, fait peu avant celui de Loïc, ne révélant aucune tumeur, ses douleurs pouvaient être traitées médicalement.

          Les deux jeunes femmes, diplôme en poche, avaient été affectées au service de réanimation. Elles avaient le même âge. Si leur condition amoureuse les séparait, le pieux dévouement les unissait.

    – Ca va, Monsieur ? demanda Océane.

    – Comme un homme qui se voit mourir, répondit Loïc d’une voix implorante.       Devant lui, le visage d’ange de la jeune femme lui donnait envie de prier.

    – Allez, ressaisissez-vous, Monsieur, tonna Francine ; tant que votre cœur bat, vous n’avez pas le droit d’abdiquer, ajouta-t-elle d’une voix de maîtresse d’école en se penchant vers lui.

    – Oui, je vous le promets, dit-il cette fois haut et fort. La poitrine pleine de Francine avait fortifié sa voix.

    – Venez nous voir une fois par semaine, le vendredi en fin de journée, nous vous

        attendrons, Francine et moi, jusqu’à dix-neuf heures, ajouta Océane.

          L'homme fit un rêve merveilleux. Sa tête reposant sur les cambrures de Francine, il vit le sourire d’Océane déchirer la camarde.

          Loïc ne pouvait se résoudre à suivre un traitement qui allait changer sa personne. Il voulait rester lui-même jusqu’à la fin de ses jours. Si l’héroïque soldat désire mourir les armes à la main, pourquoi lui, le vaillant programmeur, ne pouvait-il pas expirer la souris dans la main ? s’interrogea-t-il. L’oncologue lui demanda s’il était alors d’accord de se laisser régulièrement radiographier pour suivre l’évolution de sa maladie ; cela pourrait servir aux étudiants en médecine. Il acquiesça.

          Quinze jours s’écoulèrent. L’oncologue en examinant le scanner que Loïc venait de passer était estomaqué : il n’y avait aucune trace de tumeur. Il était en proie à un terrible pressentiment car la douleur continuait à torturer la pauvre Francine. Il la pria de se soumettre à un nouvel examen médical. Le scanner lui révéla une volumineuse tumeur cérébrale. Il vint à la conclusion que l’imagerie médicale des deux patients avait été intervertie. Il convoqua d’urgence Francine. La coupable inadvertance le mit grandement mal à l’aise. Aussi usa-t-il de circonlocutions pour lui dire d’une voix étouffée : « En examinant le nouveau scanner que je viens de faire passer à Loïc, je ne décèle aucune tumeur. Cependant, elle était bel et bien visible sur le scanner effectué quinze jours auparavant. Quelqu’un, sans qu’il le sache, souffre d’un cancer. » L’oncologue espérait que Francine en tirerait les conclusions. Toutefois, le déni de cancer la poussa à retarder, même si ce ne fut que de quelques secondes, l’annonce d’un diagnostic pénible à admettre. Aussi lui demanda-elle d’une voix chevrotante : « Si ce n’est pas moi, si ce n’est pas lui, c’est qui ?  Le médecin lui répondit d’une voix à peine audible : « Votre scanner et celui de Loïc ont été intervertis, il faut que vous soyez courageuse. » Sa réponse l’installa parmi les cancéreux se débattant dans le labyrinthe angoissant de l’insaisissable guérison.

          Le malheur de Francine libéra le sentiment qu’elle avait pour Océane. Elle l’aimait depuis le premier jour où leurs yeux s’étaient croisés. Les mirettes de sa collègue, d’un noir si profondément humain, l’attiraient irrésistiblement par leur bienveillance consolatrice. Vendredi, avant la Toussaint, elle colla un baiser sur la bouche d’Océane. Loïc, lui qui avait pourtant si peu embrassé, en fit de même ; la joie d’être bien-portant avait ouvert l’écluse. Océane prit ces effusions avec détachement ; elle s’imagina cependant que la France avait baisé sa négritude.

          Loïc était content, il avait réussi à programmer une fiction sur son ordinateur.

    David Frenkel (Publié aussi sur le site De Plume en Plume)

     

     

  • L'aéroport

    L'effusion pleine de transports

    S'entend dans un aéroport ;

    Les remords au fond d'une étreinte

    Se murmurent dans cette enceinte 

    Les mots doux, les câlins épars

    S'affichent avant le départ.

     

    Les enseignes étincelantes

    Deviennent parfois insolentes

    Devant des parents éplorés

    Quittant leur enfant adoré,

    Devant les amants éperdus

    Par une séparation ardue.

     

    Le port de reine des hôtesses

    Semblent se rire des tristesses

    Pénétrant les yeux langoureux,

    Des visages au teint cireux

    D'un vieux couple ratatiné

    Exhibant leurs bras décharnés,

    Enlaçant à ne plus finir

    Les corps n'ayant plus d'avenir.

     

    Un employé très ennuyé

    Portant un regard appuyé

    Sur un billet posant problème,

    Oublie l'homme disant « je l'aime »,

    Éprouve de l’indifférence

    Pour leur émouvante attirance,

    Pour l'amère séparation

    Inclue dans la réservation.

     

    Et lorsque la voix métallique

    D'une hôtesse fantomatique

    Sépare les quidams qui s'aiment,

    L’annonce anonyme parsème

    Sur le plancher de marbre blanc

    Des phrases briseuses d'élan.

    L'affection désarticulée

    Y jette ses larmes salées.

    David Frenkel (Publié aussi sur le site De Plume en Plume)