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  • Femmes de mer (nouvelle)

          C'était son premier jour de course en solitaire. Catherine avait laissé derrière elle La Rochelle : les tours du Vieux-Port dardant leurs flèches gracieuses, les maisons gris anthracite aux regards un brin méphistophéliques et le muret calcaire aux touffes brunâtres. Son moral sombrait de plus en plus dans les abysses atlantiques, car après à peine une heure de course, son voilier s'essouffla à la faiblesse du vent.

    *

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          L'année dernière Catherine fut licenciée par le directeur de la Chambre de commerce et d'industrie. Elle y exerçait les fonctions de coordonnatrice administrative et événementielle.

         Ce jour là, elle se rendit à son labeur prête à se battre comme une lionne pour dénicher les nids pouvant, pour une nuit, abriter les drôles d'oiseaux qui participeront au raout triennal des anciennes célébrités. Arrivée sur son lieu de travail, enivrée d'énergie laborieuse, elle se trouva soudain nez à nez avec le directeur qui l’accueillit avec un bonjour sorti tout droit de la bouche enfiellée d'une glacière. Il lui dit : «  Vous tombez bien, j'ai justement quelque chose à vous dire, venez, suivez-moi dans mon bureau. » Et d'un pas pressé, il prit la direction de celui-ci, sans lui adresser ni un regard ni un sourire. Elle le suivit d'un pas tremblotant, ne comprenant pas la raison d'une telle attitude. Arrivée devant la porte, au lieu de s'effacer pour la laisser passer, il se dirigea vers son bureau et, gardant le dos tourné, il lui ordonna d'un ton péremptoire de s'asseoir dans la chaise qui lui faisait face. Sans s'enquérir de sa personne, il lui déclara sans détour : « Je suis obligé de vous licencier, car j'ai reçu des plaintes émanant des anciennes célébrités, vous ne leur avez toujours pas trouvé un hébergement adéquat. - Mais monsieur, ils ont décidé cette année de se réunir en pleine saison touristique, vous savez comme moi que les gîtes ne sont pas extensibles. Sa voix chevrotait, pleine de larmes contenues. -  Vous connaissez la date de leur réunion depuis bien longtemps, rétorqua-t-il. Mais non monsieur, je ne la connais que depuis trois semaines lorsque vous m'en avez informé par téléphone, cria-t-elle presque, désespérée. Non, Je vous ai juste rappelé que la date approchait ; cela fait bien neuf mois que je vous l'ai communiqué par mail, répliqua-t-il arrogamment. Je vous assure, monsieur, que je n'ai rien reçu de votre part, insista-t-elle avec des trémolos dans sa voix. Vous avez sûrement dû mettre par mégarde le message à la corbeille, vous êtes tellement distraite, lui répondit-il avec un sourire sardonique.  Pourriez-vous me l'imprimer ? lui demanda-t-elle d'une voix mal assurée, à peine audible.  Devenu blême, il vociféra :   Sous-entendriez-vous que je mens, mais pour qui vous prenez-vous ? Allez, prenez vos affaires et quittez cette maison au plus-vite. »Secouée par de gros sanglots, elle quitta le bureau en courant, laissant la porte ouverte. Elle subissait cette mise à pied comme un outrage à son égard. Ne s'était-elle donc pas donné corps et âme à cette entreprise ? Elle ne pouvait plus compter les heures supplémentaires qu'elle y avait effectuées à titre gratuit. Mais ce qui l'affligeait le plus dans ce licenciement, c'était le masque inhumain dont s'était affublé le directeur. Pourtant, sans aller jusqu'à se lier d'amitié, de subreptices connivences les unissaient. Souvent, en sortant du bureau, ils empruntaient le chemin menant au relâchement aviné, qui passait par un estaminet, et longeaient paresseusement les rives de l'ivresse. Aussi s'étaient-ils tant de fois arrêtés au temple de la gastronomie pour y célébrer les agapes autour d'une bonne table. Alors, plus elle y pensait, plus elle se convainquait que sa soi-disant faute servait de prétexte pour la licencier, car son salaire devait peser trop lourd dans l'entreprise. Elle se mortifiait à l'idée que dans les ratios de rentabilité économique, le devoir d'humanité et l'amitié envers une ancienne employé ne fussent guère prises en compte.

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          Cela lui coûtait de devoir congédier une employée consciente de ses responsabilités, motivée, qui savait résister à certaines pressions inhérentes à sa fonction. Mais que pouvait-il faire face à la houle du désir, sinon de lui résister ? Or, il s'en sentait de moins en moins capable. Brillant au firmament de l'amour, la silhouette féline de son employée risquait à tout moment de le rendre aveugle à une réalité implacable. Marié et père de quatre enfants, la routine rassurante du cocon familial, loin des tumultes de la vie ne s'accorderait guère avec un amour clandestin. Ceci d'autant plus que sa sa fragile carapace ne lui permettrait pas de survivre dans le labyrinthe du mensonge, se disait-il. Alors, il chercha dans les tréfonds de son imagination un moyen de se débarrasser du tourbillon de la passion enflammée qui risquait de l'entraîner dans une relation amoureuse effarouchante. Il tomba alors sur la plainte des anciennes célébrités : sa préposée ne leur avait toujours pas trouvé de logement à quelques semaines de leur conférence. Il se dit donc qu'en s'appuyant sur une menterie, sur un courriel qu'il lui aurait envoyé, il la chargera d'une faute méritant le licenciement. Aussitôt envisagé, aussitôt fait : le lendemain, à peine l'eut-il aperçue qu'il la convoqua dans son bureau et joua le directeur plein de morgue. Puis il se mit dans la peau d'un acteur jouant la turpide comédie. Il s'y était si bien identifié, qu'il s'était surpris à piquer une colère lorsque l'employée lui demanda de lui imprimer une copie du courriel. Cependant, lorsqu'elle quitta le bureau, les larmes de l'amour inondèrent une âme déjà prise de remords.

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         La souffrance morale maintenait Catherine durant des mois dans un état léthargique. Elle vivait comme un zombie ; le va-et-vient des sentiments haineux l'empêchait de réfléchir à son avenir. Un jour, assaillie par une rage de dent, elle se rendit chez un dentiste dont le cabinet se situait près du port. C'était le jour de départ de la mini transat. Lorsqu'elle arriva, les voiliers voguaient sur la mer depuis dix minutes, et la foule admirative, tardait, comme à regret, à quitter les lieux. Elle fut frappée par le déploiement grandiose des voiles qui soulignaient à l'envie l'allure altière des bateaux. Elle enviait les barreurs et les barreuses qui s'habillaient de cette fierté. Elle eut soudain envie d'y envelopper son être humilié. Même si elle devait être la lanterne rouge, se dit-elle, participer à la transat flatterait grandement son amour propre, surtout qu'aux yeux du public, nous sommes tous, au départ, des vainqueurs potentiels. Il fallait croire que le sortilège de l'image de la mini transat la tira d'une mer de rancœur et la transporta dans un havre de paixelle se sentait pousser des ailes. Elle désirait tellement être au prochain rendez-vous du gratin de la voile de compétition qu'elle ne pensait plus qu'à une seule chose : comment trouver le financement d'une telle course. Peu de jours après, l'idée lui vint d'aller trouver des personnes voulant bien lui octroyer une aide financière. En contrepartie, elles auraient vu leur nom figurer sur le voilier. Elle fit appel à sa tante qui travaillait dans une entreprise de cosmétique et elle contacta de potentiels mécènes. Après six semaines, elle dut déchanter devant les moqueries à peine voilées des chefs d'entreprises. Quel pouvait bien être le poids publicitaire d'une nouvelle venue dans la course au large ? Fortement découragée, elle décida d'affronter à nouveau une réalité terre-à-terre. Elle reprit son bâton de pèlerin pour aller frapper à la porte des employeurs. Un jour, se rendant, résignée, à la Maison de l'Emploi, elle croisa sur sa route les anciennes célébrités qui se promenaient. « Eh, bonjour Catherine, qu'est ce que vous devenez, vous ne travaillez plus là-bas ? Non. Ils m'ont viré. Ça alors ! s'exclama Pierrette, une ancienne joueuse de tennis qui lui avait confié son chien trois ans auparavant. Figurez-vous, poursuivit-elle que nous logeons dans la villa de votre directeur, incapable qu'il était de nous trouver un logis. Eh oui, renchérit Catherine.» Un attroupement se forma autour d'elle, alors que débondant son ressentiment, elle leur racontait ce qui s'était passé. « Avez-vous retrouvé du travail ? la questionnèrent-ils tous en chœur.» Elle leur parla alors de son rêve devenu chimère par manque de fonds. Pierrette toisa les gens autour d'elle. Un ancien footballeur, prénommé Alexis, prit alors la parole : « Écoutez, votre histoire a des points communs avec celle de mon père. A l'âge de quarante deux ans, il a été injustement licencié d'une entreprise de transport où il avait gravi tous les échelons. Un malheur n'arrivant jamais seul, son épouse est décédée peu après son licenciement. Après avoir ruminé son malheur durant des mois, il s'est dit que pour effacer l'humiliation d'un licenciement il devait se prouver sa propre valeur. Pour ce faire, il a décidé d'entreprendre un tour du monde à la voile d'Est en Ouest. Il pouvait se le permettre, car l'assurance lui avait versé le capital-décès que sa mère avait souscrite en sa faveur. » Puis, jetant un regard furtif vers les autres, Alexis poursuivit : «  on verra ce que l'on peut faire, je vous contacte demain, Catherine  Oh ! je ne sais que vous dire, balbutia-t-elle, les joues cramoisie de joie et de gêne à la fois. » Le lendemain vers midi, la voix chaude d'Alexis grésilla dans le téléphone : « Nous sommes d'accord de vous parrainer. » Comme l'arc en ciel dans un nuage de pluie colorant l'humeur du temps, l'annonce de son bienfaiteur dans un esprit en pleurs pigmentait son avenir dans la grisaille. Mue par le ressort de l'ambition, elle s'attela en premier lieu à acquérir les qualités physiques nécessaires devant lui permettre de relever le défi maritime dont elle rêvait. Afin d'y parvenir, elle avalait des kilomètres de routes indigestes et de sentiers agrestes. Elle se soumettait au poids de la culture haltérophile et à la légèreté du mouvement corporel. Mille sueurs la lavaient de la rouille des âges. Sous la foi d'une nouvelle jeunesse, elle ingurgitait des tonnes de savoir. Si bien qu'à la fin de son stage, l'électronique et l'astronomie n’avaient plus aucun secret pour elle. La confiance gonflée à bloc, elle se présenta aux épreuves de sélection. L'ondine la guidait : elle géra bien les imprévus et les réparations. Puis, durant les cinq mois qui la séparaient de la course, ses bras s'enroulèrent autour d'épaules rassurantes, ses paroles se perdirent dans des voix amicales et son esprit se berça de rêves bleus. Lorsque le grand jour arriva, les battements de son cœur faisaient le compte à rebours des secondes la séparant du départ de la course. Et quand le coup de canon retentit enfin, elle eut l'impression d'entendre : « Pour le pire et le meilleur ! »     

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             Durant trois ans, cinq personnes se succédèrent au poste de coordinatrice administrative et événementielles, car aucune n'avait donnée satisfaction au directeur de la Chambre de commerce et d'industrie.

         Souvent, pendant la nuit, le visage éploré de la personne qu'il avait congédiée lui revenait ; son incapacité d'alors à étouffer le brasier des sens prenait la forme d'un cauchemar : l'enfer se lisait sur les lèvres de l'employée se tordant en un rictus diabolique. Un matin, il prit la décision de prendre contact avec elle. Cependant, quand il lui téléphona, il entendit une voix informatisée qui lui répondit : « Ce raccordement est momentanément interrompu. »

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         Catherine se ressaisit. Elle se dit que cela ne servait à rien de se laisser aller à un abattement qui la mènerait vers une mort certaine. Elle prit donc la décision de composer, avant tout, avec un vent qui soufflait parcimonieusement et décida de partir à l'Ouest pour lui offrir sa voile, et ceci même si ce grand détours devait la reléguer dans les profondeurs du classement. Hélas bien mal lui en prit. A peine eut-elle changé de cap, que le vent se déchaîna soudain comme pour lui signifier son courroux. On aurait dit qu'il était contrarié, au point de devenir sadique, qu'elle s'invitât dans ses contrées. Soufflant par rafales et changeant souvent de direction, elle était sur la brèche depuis de longues heures. Elle n'arrêtais pas d'actionner la roue du bateau et de choquer la voile pour s'adapter à la direction et à la vitesse du vent. L'obscurité de la nuit commençait à envelopper le bateau, et elle continuait encore et encore à remettre le voile ventilé dans le bon sens. Les nuages commençaient à pleurer sur elle, la suppliciée du Sisyphe. Elle se retourna pour prendre son imperméable qu'elle avait posé ce matin sur la banquette quand une forte vague frappa le voilier par le côté. Déséquilibrée, elle tomba, la paume de sa main heurtant violemment la banquette. Elle se releva avec une douleur vive au poignet droit. Impossible de le plier et de bouger la main. Elle avait l'impression que l'hydre monstrueuses la bringuebalait par la mort. Serrant les dents, elle arriva à enclencher la balise de détresse. Épuisée, n'en pouvant plus, elle se laissa choir sur le plancher. Ses yeux larmoyaient d'effroi, son cœur pleurait une victoire mort-née, sa main versait des larmes de douleur sur un voilier à l'agonie.

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         Anne-Marie Briolat avait la fibre secouriste. Après avoir obtenu le baccalauréat, elle suivit avec succès une formation en premiers secours qui lui permettait de se présenter aux examens menant à l'obtention du Brevet National de Sécurité et de Sauvetage Aquatique. C'est en suivant ces cours que l'état-civil lui délivra aussi un certificat de mariage qui scellait l'union entre elle et Amien. Le couple ne voulait pas d'enfants afin qu'ils puissent exercer leur profession à leur guise. Si Anne-Marie était à l'affût des appels aux secours, l'époux, lui, faisait entendre la voix des entreprises à travers une institution créée à cet effet.

         Amien et Anne-Marie étaient mariés depuis dix ans. Pour fêter leurs noces d'étain,

    l'épouse avait émis le vœux de faire une croisière sur l'océan Atlantique. Elle désirait se prélasser sur cet eau qui lui avait tant de fois occasionné des tensions, elle souhaitait voguer sur les flots oublieux des cadavres qu'ils avait englouti. Cependant, il fallait croire que les cieux ne l'entendirent pas de cette oreille. Car après avoir sommeillé durant deux jours au fil des vaguelettes insouciantes, elle tressauta à la fureur des grosses vagues qui déferlaient contre le paquebot dans la frayeur du crépuscule.

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         La nuit devait déjà être avancée, empêtrée dans la terreur, moralement et physiquement épuisée, et tremblant de tous ses membres, Catherine était toujours allongée sur le sol ; elle perdit la notion du temps et ne savait plus quel jour on était. Soudain, elle aperçut l'ange des mers qui, par un bienveillant sortilège, s'était transformé en bateau salvateur. Les fusées de détresse éclatèrent alors dans un ciel d'espoir. Le paquebot, dans lequel se trouvait les époux briolat, qui avait reçu un appel des gardes côtes canariennes pour secourir son voilier, s'approcha de celui-ci. Une femme accourut, sauta dedans et se pencha sur elle en lui soufflant son haleine fétide mais ô combien rassurante et lui demanda : « Ça va ? Êtes-vous blessée ? » Catherine lui désigna de son index le poignet tuméfié. « Attendez, poursuivit-elle, « Les marins vont accoster votre voilier et venir vous prendre. » Alors qu'elle était en train de l'aider à se relever, le souffle de soulagement ouvrit l'écluse au flot des larmes qui s'épanchèrent sur les vêtements de la secouriste. Sans mot dire, elle la serra dans ses bras, ses yeux suintaient de tendresse. Même si son comportement empreint de sensibilité relevait d'un professionnalisme émérite, l'être, qui s'était senti pris dans les rets d'une mer impétueuse, n'aurait eu que faire de ses considérations. Le paquebot s'approcha encore et lança des orins. Une fois amarré, la secouriste l'aida à monter dans le paquebot, et lui dit maternellement  : « Venez, nous allons nous rendre au centre médical qui se trouve au rez de chaussée. » A chacun de ses pas, des lancées de douleurs remontaient de son poignet jusqu'aux omoplates. Cependant, après avoir goûté aux amères angoisses, ces lancées avaient une saveur jubilatoire. Arrivée devant l'ascenseur, ses yeux s'embrumèrent d'un voile méphistophélique, ses oreilles s'assourdirent du bruit de la voix qu'elle reconnaissait, sa bouche se pétrifia de frappante stupeur : le directeur qui l'avait licenciée se tenait devant elle. Prise dans un tourbillon de réminiscences douloureuses, elle s'évanouit.

         Les gifles cinglaient sur son visage et une voix masculine lui dit d'une voix

    penaude : « Décidément vous n'êtes pas faite pour naviguer en mer, revenez donc sur terre, je vous réengage.  Mais… Am-m-m-ien, tu-tu, t-t-tu la co-connais ? Bégaya Anne-Marie. – Oui, oui, elle a travaillé dans l'entreprise, répondit-il d'une voix à peine audible. A peine eut-il terminé sa phrase que Catherine s'écria : Oui, Madame, j'ai fais des bêtises, et il m'a licencié à juste titre. » Elle se rendit enfin compte que sous l'affront d'un licenciement gisait le sentiment qu'elle avait toujours eu pour lui.

                                                                                                                F I N

    David Frenkel

     

  • Femme d'ici et d'ailleurs

    Loïc, un Breton de sixième génération, était entré en informatique comme on entre dans les ordres. Lui aussi avait prononcé les trois vœux, à savoir : obéissance, chasteté et pauvreté. Il se pliait sans cesse à la volonté binaire d’une machine. Entièrement dévoué à la rationalité programmée, la volupté hasardeuse ne l’intéressait guère. Si le fruit de son labeur avait une forme rondelette, l’esprit de cet homme était, pour le moins, un cube de misère. Un jour, Loïc fut en proie à des douleurs lancinantes ; n’y tenant plus, il se rendit au service des urgences d’un hôpital. Les examens révélèrent la présence d’une tumeur dans le cerveau. Lorsque le médecin lui en fit part, la voix lui parvint ouatée, tant l’angoisse bourdonnait dans ses oreilles. Saisi par l’effroi, il s’évanouit. Lorsqu’il reprit connaissance, deux infirmières l’entouraient, une Parisienne et une Martiniquaise.

     

          Elle s’appelait Océane et avait un visage d’ange mais un physique ingrat. Elle naquit en France mais avait gardé son passeport martiniquais. Ses grands-parents avaient quitté la Martinique après l’éruption volcanique de mille neuf cent deux. Ils étaient en train de se baigner dans une rivière lorsque la nuée ardente déferla sur la ville, saccageant tout sur son passage. C’est ainsi qu’ils eurent la vie sauve. Après la catastrophe, ils avaient décidé de se rendre en Métropole pour y refaire leur vie et s’étaient établis en Alsace. Océane était une personne soumise. Elle portait l’esclavage de ses ancêtres, et avec lui, une révolte étouffée par la couleur de sa peau. On avait beau la traiter de négresse, elle ne bronchait pas. Cependant, en filant le parfait amour auprès d’un Congolais, elle prit de l’assurance et ne se laissait plus injurier.

     

          Les préjugés à son égard la poussaient à se faire une place dans la société. Fille intelligente, elle obtint son diplôme d’infirmière en noircissant une feuille blanche avec des bonnes réponses. L’allégement des souffrances d’autrui lui servait d’intégration sociale et mettait du baume sur les plaies saignant encore sous le poids de maintes offenses.

     

          Francine était française de souche, avait des formes gracieuses mais un visage aux traits grossiers. Son père était un homme politique qui avait perverti son idéal altruiste en se mettant au service d’une ambition opportuniste. Sa mère, veuve d’un premier époux, au bénéfice d’un douaire, cultivait le m’as-tu-vu et évoluait dans un milieu où la richesse permettait de mettre à nu la niaiserie des parvenus. Francine désirait prendre le contre-pied de cette société dans lequel profession rimait avec possession, elle voulait exercer un métier au service de son prochain, où l’argent ne tiendrait pas le premier rôle. Elle décida de devenir infirmière. Il lui semblait que cette profession l’élevait aux premières charges; cela la consolait des déconvenues amoureuses. Certains messieurs la prenant, lorsqu’ils avaient faim, pour un amour cinq étoiles, se délectaient de ses appas. Mais aussitôt sortis du lit, lorsque l’ardeur prenait de la hauteur, ils la laissaient en plan. Le visage de Francine ne les incitait guère à se pavaner avec elle au grand jour et en public. Le contraste entre son corps fait au moule et son visage difforme n’avait même pour l’amour pas de solution. Pourtant, son mal de tête en avait une. Le scanner crânien, fait peu avant celui de Loïc, ne révélant aucune tumeur, ses douleurs pouvaient être traitées médicalement.

     

          Les deux jeunes femmes, diplôme en poche, avaient été affectées au service de réanimation. Elles avaient le même âge. Si leur condition amoureuse les séparait, le pieux dévouement les unissait.

     

    – Ca va, Monsieur ? demanda Océane.

    – Comme un homme qui se voit mourir, répondit Loïc d’une voix implorante.       Devant lui, le visage d’ange de la jeune femme lui donnait envie de prier.

    – Allez, ressaisissez-vous, Monsieur, tonna Francine ; tant que votre cœur bat, vous n’avez pas le droit d’abdiquer, ajouta-t-elle d’une voix de maîtresse d’école en se penchant vers lui.

    – Oui, je vous le promets, dit-il cette fois haut et fort. La poitrine pleine de Francine avait fortifié sa voix.

    – Venez nous voir une fois par semaine, le vendredi en fin de journée, nous vous

        attendrons, Francine et moi, jusqu’à dix-neuf heures, ajouta Océane.

     

          L'homme fit un rêve merveilleux. Sa tête reposant sur les cambrures de Francine, il vit le sourire d’Océane déchirer la camarde.

     

          Loïc ne pouvait se résoudre à suivre un traitement qui allait changer sa personne. Il voulait rester lui-même jusqu’à la fin de ses jours. Si l’héroïque soldat désire mourir les armes à la main, pourquoi lui, le vaillant programmeur, ne pouvait-il pas expirer la souris dans la main ? s’interrogea-t-il. L’oncologue lui demanda s’il était alors d’accord de se laisser régulièrement radiographier pour suivre l’évolution de sa maladie ; cela pourrait servir aux étudiants en médecine. Il acquiesça.

     

          Quinze jours s’écoulèrent. L’oncologue en examinant le scanner que Loïc venait de passer était estomaqué : il n’y avait aucune trace de tumeur. Il était en proie à un terrible pressentiment car la douleur continuait à torturer la pauvre Francine. Il la pria de se soumettre à un nouvel examen médical. Le scanner lui révéla une volumineuse tumeur cérébrale. Il vint à la conclusion que l’imagerie médicale des deux patients avait été intervertie. Il convoqua d’urgence Francine. La coupable inadvertance le mit grandement mal à l’aise. Aussi usa-t-il de circonlocutions pour lui dire d’une voix étouffée : « En examinant le nouveau scanner que je viens de faire passer à Loïc, je ne décèle aucune tumeur. Cependant, elle était bel et bien visible sur le scanner effectué quinze jours auparavant. Quelqu’un, sans qu’il le sache, souffre d’un cancer. » L’oncologue espérait que Francine en tirerait les conclusions. Toutefois, le déni de cancer la poussa à retarder, même si ce ne fut que de quelques secondes, l’annonce d’un diagnostic pénible à admettre. Aussi lui demanda-elle d’une voix chevrotante : « Si ce n’est pas moi, si ce n’est pas lui, c’est qui ?  Le médecin lui répondit d’une voix à peine audible : « Votre scanner et celui de Loïc ont été intervertis, il faut que vous soyez courageuse. » Sa réponse l’installa parmi les cancéreux se débattant dans le labyrinthe angoissant de l’insaisissable guérison.

     

          Le malheur de Francine libéra le sentiment qu’elle avait pour Océane. Elle l’aimait depuis le premier jour où leurs yeux s’étaient croisés. Les mirettes de sa collègue, d’un noir si profondément humain, l’attiraient irrésistiblement par leur bienveillance consolatrice. Vendredi, avant la Toussaint, elle colla un baiser sur la bouche d’Océane. Loïc, lui qui avait pourtant si peu embrassé, en fit de même ; la joie d’être bien-portant avait ouvert l’écluse. Océane prit ces effusions avec détachement ; elle s’imagina cependant que la France avait baisé sa négritude.

     

          Loïc était content, il avait réussi à programmer une fiction sur son ordinateur.

    David Frenkel