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  • Aidant naturel

          Son regard implorant, ses doigts de spatule grattant nerveusement un pantalon défraîchi lui remontant aux genoux, sa bouche écumant l’impuissance, donnaient la mesure d’une misère abyssale. Cela faisait deux ans que Bruno partageait avec son père,  Alexis, l’appartement et il ne l’avait encore jamais vu dans un tel état. Ses jérémiades lui faisaient froid dans le dos.

          Au décès de sa mère, Bruno avait décidé de s’occuper de son père ; il ne désirait pas qu'il aille dans un asile de vieillards passant ses journées à attendre le corbillard. Malgré son grand âge, Alexis demeurait alerte ; il ne fallait pas qu’une solitude pernicieuse mît à mal sa joie de vivre. Aussi, Bruno l’accueillait-il dans sa demeure tout en lui octroyant une indépendance avec la convivialité en prime. C’était, hélas, sans compter avec les vicissitudes de la nature qui plongeaient Alexis, après une attaque cérébrale, dans la décrépitude. Ayant une situation aisée, le fils prit une retraite anticipée pour donner une partie de sa personne à son père avant que la dernière heure ne sonne. Il prenait sur lui sa rééducation en pensant que rien ne valait l’amour et la patience d’un enfant pour le ramener sur le chemin de l’autonomie, aidé en cela par un physiothérapeute et une orthophoniste.

    Enfoncé dans un fauteuil de moleskine, Alexis se voyait enfourcher comme chaque matin la petite reine ; pédaler, siffloter face au vent sa joie de vivre ; offrir son visage au souffle caressant ou au grain vivifiant; sentir son corps être investi d’un air parfois transi. Mais un besoin urgent le mit face à la triste réalité. Il se soulagea dans les langes tout en observant ses membres qui ne lui répondaient plus. Il ne s’était jamais imaginé qu’ils pourraient se mutiner ; que sa volonté deviendrait exsangue face à un corps et une langue qui refuseraient de traduire ce que son esprit avait construit. Prisonnier de l’invalidité, Alexis passait ses journées à penser. Sa bave traduisait sa rage ; ses fumerons, réduits à l’impuissance, le démangeaient. Regardant au dehors, il jalousait la nue qui s’en allait vers d’autres horizons et pria le Seigneur de le faire partir pour ne plus revenir. Sa gorge se noua si fort que ses pleurs se transformèrent en vagissements.

    Lorsque Bruno rentra, les cris d'Alexis ressemblaient à ceux d’un nouveau-né et non à ceux d’un condamné mais quand le fils aperçut ses yeux désespérants, la réalité se fit voir de manière crue. Bruno eut tout d’un coup honte de n’avoir pas su appréhender la détresse de son père ; pris par le ronron quotidien, il ne se rendait pas compte à quel point papa sombrait petit à petit dans la déchéance morale.

    Pendant dix-huit mois Bruno s’occupait de son père comme s’il avait été son bébé; il l’amenait régulièrement aux lavabos, soignait son hygiène corporelle, lui donnait à manger à la cuillère, car il avait perdu l’usage de ses mains, et le promenait dans le parc en chaise roulante lorsque le temps le permettait. Malgré toute la bonne volonté des aides soignants et de Bruno, la rééducation ne donnait pas les résultats escomptés. L’orthophoniste essayait chaque jour de faire prononcer à Alexis quelques syllabes mais, était-ce par paresse ou par aboulie, le papa ne coopérait pas de manière suivie.

    Alexis s'affligeait tous les matins en se réveillant de son état piteux, il aurait tant aimé rester à jamais dans les bras de Morphée. Lui, l’homme vigoureux, était devenu un vieillard cacochyme, il ne voulait plus se souvenir ni voir son avenir. Alors il se mettait à rêver qu’une fée allait le transformer d’un coup de baguette magique en un homme valide, il se cramponnait à ce sortilège comme un enfant à un manège. Mais lorsque son fils avec son air empesé venait le soulever, quand il voyait l’impatience plisser la commissure de ses lèvres et qu’il entendait la voix condescendante de sa progéniture lui dire : « Papa, fais donc un effort ! », la réalité honteuse venait l’arracher aux rêves dont il s’était épris; il devenait allergique aux touchers de son fils car il lui faisait voir une vie sans artifice.

    Bruno présumait de ses forces morales, il n’avait pas tenu compte de l’orgueil. Alexis avait beau être son père, il ne tolérait point la rebuffade. Il oubliait que sous le corps paralysé, l’amour-propre demeurait intact. Pourquoi prenait-il les grands airs de l’homme qui n’admettait point la rébellion lorsque le père refusait qu’il fasse ses ablutions ? Pourquoi faisait-il preuve d’incompréhensions lorsque papa repoussait la nourriture qu’il lui avait préparée ? Pourquoi se montra-t-il hautain quand le père lui tendit la main tremblante lorsqu’un labrador renifla la chaise roulante ? Bruno ne pouvait peut-être pas accepter que papa tombât dans la déchéance. Celui-ci avait toujours était la bouée à laquelle Bruno s'était agrippé lorsqu’un flot de tracas avait risqué de le submerger ; l’intelligence et la forte personnalité paternelle avaient toujours été son point d’appui. Alors, quand il voyait cet être sans défense tomber dans la prime enfance, il perdait ses repères, il n’avait plus de père. Le profond désarroi donnait libre cours à une certaine turpitude ; il n’avait plus devant soi l’icône de la sagesse et n’arrivait point à faire le deuil d’un père idoine qui, déjà, gisait au fond d’un cercueil.

    Quand Bruno entendit les plaintes, Alexis était en train de se lamenter non seulement sur sa condition, une pensée émue l’ébranlait également, il pensait à son enfant qui lui était dévoué ; comment pouvait-il l’accuser pour quelques vilenies ? Ne sont-elles pas incrustées dans la magnanimité ? La nielle, cette incrustation noire sur fond blanc orne certaines pièces de bijouterie ; les quelques bassesses de son fils ne mettent-elles pas en valeur la blancheur de son abnégation? Bruno eut alors un élan vers son père ; il caressa pendant un moment ses mains, cela le calma. Lorsqu’il prit son poignet afin que les bras entourassent sa nuque, le battement de ses artères traversa la paume de ses mains ; un grand amour filial rythmait les palpitations de son cœur. Le visage de son père devenait de plus en plus serein, il sentit la quiétude des âmes réconciliées se rire de son corps tourmenté. Bruno ne savait plus combien de temps ils restèrent ainsi enlacés, pour finir son papa s’assoupit. L’odeur de son haleine un peu fétide le chatouillait les narines ; la respiration régulière le projeta quelques années en arrière lorsque enfant il se glissait dans le lit de ses parents ; il se blottissait toujours contre son père quand l’angoisse de la nuit le poursuivait. Il exposai son visage enfantin au souffle du papa, afin que sa proximité l’enveloppât dans une douce sécurité. La mélancolie d’un passé révolu, son père vivant comme un reclus et un futur qu’il appréhendait de plus en plus vinrent à bout de sa résistance, Bruno ouvrit les vannes et fondit en larmes. Il se rendait compte que, même impotent, son papa dégageait une aura qui lui était bienfaisante ; il se sentait bien auprès de lui et ne voulait pas le perdre.

    ... Après le décès de son père, Bruno suivit une psychothérapie qui lui permettait de faire une abréaction. Avec le recul, il se rendit compte qu’il avait vécu en ce fameux jour un moment très intense. Certes, les jours suivants, il était toujours aussi bouillant mais son ardeur n’altérait nullement la déférence qu’il avait pour son père, elle brisait l’indifférence. Bruno était un fils, un aidant naturel.

    David Frenkel

     

  • Musicalisez la conduite d'un enfant

    Dans le tumulte de la vie, la fleur éclot ;

    Dans la froideur des sentiments, le fruit mûrit ;

    La magnanimité apaise la mère ;

    L’abnégation s’écrie : « Maman, je t’aime !»

    L’aimable pensée couronne le père,

    L’esprit hurle : « Papa, je suis à toi ».

    Sortez des gorges, chants mélodieux,

    Faites vibrez le cœur des enfants valeureux.

     

    Quand la décrépitude appelle la mort,

    Lorsque le lit prépare le cercueil,

    Quand le vieux dit à son fils « je n’ai rien de mieux »,

    Le paternel s’oublie dans les baisers,

    Il paresse sous les caresses ;

    Les mots doux saupoudrent le pire de meilleur.

    Mandolines, faites entendre votre voix ;

    Votre tendre musique nous enveloppe,

    Elle chante la noblesse d’un enfant.

     

    Mon avenir se voile,

    Mon futur fuit,

    Mes lendemains s’estompent.

    Je suis vieille. Mon présent s’arrête au passé.

    Viens, ma fille, donne moi un moment ;

    Montre-moi, mon garçon, tes beaux instants ;

    Souris, ma puce, afin que je perçoive le jour.

    Ton visage, mon petit, éclaire ma nuit.

    Résonnez, grandes orgues,

    Remplissez l’air d’émotion.

    On s’incline devant votre musique ;

    Vous célébrez l’acte d’un enfant.

     

    Aux mains de mon fils,

    A la botte de ma fille,

    Mon visage rougit ;

    Mon corps se raidit.

    Mais la finesse de ma progéniture,

    Mais la délicatesse de mon rejeton,

    Eclipsent le vieillard valétudinaire ;

    Relèguent la vergogne aux oubliettes.

    Flûtes, jouez votre douce mélodie,

    Enchantez les regards câlins.

    Tournez-vous vers les prunelles des enfants ;

    Elles aspirent les peines de leurs parents.

    David Frenkel

    (Publié sur le site De Plume en Plume)

  • Ô béatitude insaisissable !

    Le bonheur coule de nos vicissitudes

    Et inonde d’autres existences ;

    Notre soif ne peut le retenir.

    Il s’échappe comme une anguille

    Pour grandir dans les douces attitudes

    Et se reproduire en mer de sagesse.

     

    Le bonheur s’étouffe sous la gloire,

    Il se meurt sur l’ambition

    Et trépasse aux côtés de la vanité ;

    La poussière du bonheur nous interroge.

     

    Le ravissement s’empare d’un homme ;

    Il le transporte vers les instants magiques

    Transformant son bas-monde en empyrée

    D’où l’œil évanescent lui sourit,

    Où la disgrâce se pâme au fil de l’amour.

    L’homme entrevoit la céleste harmonie

    A travers les barreaux de sa destinée ;

    Sa félicité n’a pas de mots

    Quand la dilection suinte du commun.

     

    La mystique ondulation parcoure la scène ;

    Elle saisit l’individu par le cœur

    Et l’aspire dans un tourbillon d’extase ;

    Dans une frénésie jubilatoire,

    L’individu tourne comme une toupie

    Sur la toile d’un ange musicien,

    Sur un tissu de notes entrelacées

    Autour de la complainte d’un désir étrange.

    La musique agite la vague aspiration

    D’un individu confronté à l’ordinaire ;

    La larme perlant sur sa joue se cristallise

    En se dissolvant dans une mélodie ;

    Elle donne du corps à la perfection.

     

    Ô béatitude insaisissable !

    Légère comme une éponge,

    Poreuse à souhait,

    Induite d’un fluide séraphique,

    Tu glisses sur nos têtes

    A la faveur d’un battement de grâce.

    David Frenkel

    (Publié aussi sur le sire De Plume en Plume)