C’était un de ces jardins anonymes situés à la lisière d’une cité. Il avait été aménagé vers le milieu du vingtième siècle. Jusqu’alors, cet emplacement avait fait partie d’une vaste zone agricole. De petites habitations avaient bordé cette étendue rurale. Elles avaient appartenu aux paysans. Petit à petit, on avait déclassé ces terrains pour y construire des immeubles. A la suite d’une erreur des ingénieurs, un terrain d’environ deux ares n’avait pas été intégré au plan de construction. La mairie avait alors décidé d’en faire un jardin public. Curieusement, aucun nom ne lui avait été attribué.
Paul naquit en 1948. Peu après sa naissance, ses parents emménagèrent dans la dernière résidence qui avait été édifiée en cet endroit. Elle appartenait à ces tours à douze étages en briques rouges qui suintaient la monotonie d’une cité-dortoir.
Âgé de quatre-vingt-quatorze ans, Paul, si le temps le permettait, se rendait dans ce jardin. Ce n’était que dans ce petit parc qu’il oubliait ses douleurs, ses regrets et ses angoisses. Le vieil homme se laissait gagner par les effluves qui lui rappelaient une parole sage, une dispute navrante ou une rencontre touchante. L’odeur des roses, des lilas et des tulipes le baignait dans le ruisseau des souvenirs affluant du temps éternel. Le flot de certaines conversations, de certaines images, charriait les affres de son futur trépas.
Près du banc où il avait l’habitude de s’asseoir, une tulipe mannequin lui tenait compagnie. Elle refleurissait à chaque saison. Sa couleur jaune d’or avait l’air de thésauriser pour l’éternité les paroles d’une belle créature. Les pétales pointus et recourbés déversaient, aux yeux de Paul, cette sagesse suave qu’il avait entendue lorsqu’il avait vingt-deux ans et qu’il vivait encore chez ses parents.
Par une après-midi chaude et étouffante, Paul traîna ses guêtres au jardin, lorsqu’il entendit un homme sangloter. Il tenta de s’en approcher mais quelqu’un l’avait devancé. De loin, il distingua une jeune femme aux longs cheveux plats, de couleur noire. Paul n’aperçut que le dos de la demoiselle, aussi dessina-t-il le contour de son visage dans son esprit tout en se faisant du cinéma. Il s’imagina que ses yeux bleus avaient recouvert le pleurnicheur d’un duvet d’amour afin qu’il bût ses larmes. Il se figura qu’un nez en trompette, aux narines qui se dilataient au vent de la passion, se tenait prêt à aspirer la peine du geignard. Paul se représenta aussi la sensualité réconfortante, pendant des lèvres incarnadines de la belle, et disposée à absorber la douleur du malheureux.
– Que vous arrive-t-il ? demanda-t-elle à l’homme éploré.
De la place où Paul se trouvait, il n’avait put donner un âge à cet individu.
Tout au plus put-il se faire une idée du caractère du monsieur à travers son accoutrement et son aspect. La personne qui s’était lamentée lui semblait avoir une tête bien faite. Aucun trait grossier ne lui avait sauté aux yeux. L’homme portait un pantalon, une chemise marron clair et des sandales parfaitement assortis.
– Je vis seul, je ne sais que faire de mes journées, alors à quoi bon vivre ?
– N’êtes-vous pas en train de faire un caprice d’enfant gâté ? lui demanda-t-elle sur un ton sentencieux.
– Mais non, répondit l’homme. Ce n’est pas parce que mon corps mange à sa faim que mon âme doit mourir de soif.
– Vous avez le sens de la métaphore, mais vos pleurs ne sont-ils pas indécents face à la misère du pauvre ? insista la jeune femme.
– Je ne suis pas riche, je ne pourrai jamais nourrir les indigents. Devrais-je donc passer ma vie à me taper le ventre et à me vautrer dans la suffisance, dans l’autosatisfaction ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’étaler mes sanglots à la face de Dieu ? Il nous pose sur cette terre sans nous pourvoir du savoir qui nous permettrait d’appréhender le but de notre pérégrination. Les misérables n’ont pas le temps de se poser ce genre de question. Dans un certain sens, je les envie.
L’homme termina ses deux dernières phrases par un signe de prière, comme si ces paroles s’adressaient à Dieu.
– Ressaisissez-vous, mon cher, regardez la tulipe derrière vous. Elle est jolie, n’est-ce-pas ? Et pourtant, elle se fanera à l’automne. Ce qui compte, c’est le présent. La beauté d’un moment, la splendeur d’une figure, la noblesse d’un sentiment se dégustent maintenant, tout de suite. Le futur engendrera d’autres heures, d’autres espèces, d’autres états d’âme.
– Qui êtes-vous ? demanda le quidam d’une voix émue.
– A quoi bon vous dire un nom ? Sachez seulement que je fais partie de ces femmes qui se sont dit un jour : « Tu ne seras pas toujours belle, ma chère. Pourquoi alors faire la « fière ? Ne perds pas ton temps à te pavaner devant les autres, admire-toi à travers ta culture, « ta force de caractère, car la beauté ne t’appartient pas, elle est l’œuvre de la nature. » J’ai donc cultivé la poésie. Vous, cher inconnu, renvoyez vos questions sur la finalité de l’homme à Celui qui vous a créé, elles ne sont pas de votre ressort, relevez ce terrible défi. Composez n’importe quel œuvre, même si elle n’est pas réussie, vous en serez l’éternel propriétaire. Rendez-vous la vie agréable, jouissez de ce que votre corps sent, de ce que vos yeux perçoivent. Si l’on ne se projetait pas dans l’avenir, l’existence quotidienne devrait nous sourire. Elle se moquerait de la finalité car peut-être est-elle comme l’art, une inanité. Sur les ailes d’une création frivole, notre âme s’envole. Lorsque ma joliesse se vaporisera, elle formera les nuages d’un bonheur que j’ai continué d’ensemencer ici même avec vous dans ce beau jardin.
A peine eut-elle terminé sa phrase qu’elle prit ses jambes à son cou et disparut. Paul, à son grand regret, n’avait pu la dévisager. L’inconnu, quant à lui, envoya au ciel un baiser et s’éclipsa sans demander son reste.
Le vieux Paul aimait prendre sa chaise pliante et venir se reposer à la belle saison à l’ombre du vieux marronnier. Il lui semblait encore entendre les mots qu’avaient prononcés deux individus qu’il avait entrevus dans la pénombre. Au début, ils s’étaient caressés sous cet arbre puis s’étaient chamaillés ; pour finir, ils s’étaient séparés. Toutes les fois que le nonagénaire se prélassait, adossé à ce marronnier, l’amertume qu’il avait éprouvée dans le temps en voyant ces jeunes gens se tirailler s’édulcorait lorsqu’il la saupoudrait de pensées d’amour.
Paul avait trente-cinq ans, il était marié et père d’un petit garçon de trois ans et travaillait dans une banque. Un dimanche de la mi-janvier, il voulut prendre l’air et se rendit machinalement au jardin. Il cheminait d’un pas lent dans l’allée bordée de marronniers et de chênes lorsqu’il fut attiré par un murmure. Malgré le froid assez vif, Paul s’arrêta et tendit l’oreille.
– Viens, Christine, j’aimerais tant te caresser. J’ai envie de glisser ma main sous ton chandail.
Paul n’avait pas entendu la réponse. Après un court instant, un gémissement de plaisir s’échappa de l’arrière d’un marronnier :
– Que c’est bon ! Gilbert.
Paul était le témoin indiscret d’une jouissance provoquée par l’échauffement des sens. Elle s’épanchait dans le cœur de Paul et excitait son désir. C’est alors qu’il entendit :
– Enlève ta main ! Il ne faut pas continuer.
– Pourquoi ?
– Nous risquerions d’aller trop loin, Gilbert.
– Mais c’est ce que je veux, Christine.
– Toi, mais pas moi !
– Eh bien, je ne te connaissais pas sous cet angle. J’ai pensé que tu étais un garçon de bonne famille ne désirant pas brusquer les choses, s’insurgea la jeune fille.
– Me connais-tu vraiment, Christine ?
– Et toi, Gilbert, sais-tu vraiment qui je suis ? Le corps ne donne pas de renseignements sur la personne ! Nous ne parlons jamais vraiment. Lorsque je discute avec toi, j’aperçois un amour bestial ; tu ne penses qu’à ça !
– Mais cela fait partie de l’amour, Christine !
– Oui, Gilbert. Mais l’amour a surtout besoin d’autre chose. Il a besoin d’un regard chaleureux, de paroles tendres. Il hait le comportement égoïste. Si tu n’as que le sexe en tête, une fois que tu auras obtenu ce que tu as voulu, tu t’éloigneras de celle dont tu as pensé être amoureux. Si l’on veut que la passion dure, on doit s’entourer de petits cadeaux. Je ne parle pas de cadeaux qu’on achète mais de petites choses qu’on a prises de sa propre personne.
– Comment ?
– En donnant un peu de son temps, en sacrifiant quelques moments de son plaisir pour sa chérie, si elle désire simplement lui tenir la main.
– Je vois, tu es encore vieux jeu. On remarque que « Madame » a fait des études.
– Je ne comprends pas ta moquerie, j’ai pourtant accepté certaines choses de toi. Tout ce que je te demande, c’est qu’à ton tour, tu acceptes ma façon de vivre.
– Ecoute, Christine : je suis quelqu’un de naturel, j’ai envie de toi, là, tout de suite. Ou bien tu es d’accord de coucher avec moi, ou bien nous ne nous voyons plus. Je souffre trop !
Christine s’enfuit en pleurant. Gilbert ne tenta même pas de la rejoindre et partit par un autre chemin. Paul resta interdit devant la tournure des événements. Il ne comprit pas, tout avait pourtant bien commencé.
Cinquante-neuf ans après, l’incompréhension qui avait miné l’entente des deux jeunes gens avait encore pour Paul un arrière-goût amer.
La pièce d’eau située à l’extrême-sud du jardin était aussi un des lieux favoris de Paul.
Il aimait s’imprégner de la mélodie que lui avaient chantée au bord de l’eau une jeune mère et sa progéniture. Leur chant était accompagné par la basse profonde d’un vieux barbon et mettait un point final à une discussion pleine d’enseignement.
Paul atteignait sa cinquante-deuxième année. Il était veuf depuis l’âge de cinquante ans. Son fils, Philippe, volait de ses propres ailes. Paul, entièrement dévoué à son entreprise, se suffisait à lui-même et ne cherchait pas à refaire sa vie. Il avait l’habitude, lors des longues et chaudes soirées d’été, d’aller piquer une tête dans le grand bassin du jardin après une journée de labeur.
Un jour du mois de juin de l’an 2000, le ciel se montrait particulièrement reconnaissant en déroulant son tapis rose bonbon pour une saison qui avait joué avec le soleil une de ses plus belles partitions. Une chaleur douce et agréable emportait une foule de gens dans une insouciance grisante. C’était dans cette atmosphère que Paul arriva sur place et s’apprêta à se déshabiller. Un enfant courut vers lui. Il devait avoir entre six et huit ans. Le petit porta son petit index de la main gauche devant sa bouche et s’adressa à Paul en chuchotant :
– Chchchuuut, regarde là-bas, l’écureuil !
Le doigt de l’enfant enjoignit Paul de diriger son regard dans sa direction. Paul n’aperçut que la longue queue en panache du mammifère qui frétillait entre les branchages d’un chêne. L’enfant et Paul attendirent patiemment pendant un petit moment dans un silence complet que le petit animal soit de nouveau en vue ; en vain, il n’apparut plus. Paul demanda à l’enfant :
– Comment t’appelles-tu ?
– Célestin !
– Où sont tes parents ?
– Je suis avec ma maman, elle arrive, elle discute avec une amie.
Pendant qu’ils avaient parlé, une jeune femme dans la trentaine, svelte, moyennement belle, pas très grande, s’était approchée d’eux. Son visage était inexpressif. Elle était coiffée d’un béret blanc qui convenait bien à son chignon ainsi qu’à son allure placide. Elle portait un tailleur-pantalon gris. La veste étroite compressait son buste et lui donnait un aspect masculin.
– Laisse tranquille le monsieur, viens, on s’en va, ordonna-t-elle sur un ton gêné.
– Je voulais juste lui montrer un écureuil, maman.
– Oh ! oui ! Votre enfant a tellement été excité par cet animal. J’ai eu plaisir à partager son enthousiasme, renchérit Paul.
– C’est vrai, lorsque Célestin aperçoit un animal, il est hors de lui. Je me demande ce que cela dénote, enchaîna la mère.
Les trois interlocuteurs ne s’étaient pas rendu compte qu’un homme d’âge très avancé était assis non loin d’eux et suivait leur conversation tout en roulant une cigarette.
– Cela annonce un cœur accessible à la compassion. Célestin… Mais avant de continuer, quel est votre prénom, Madame ? demanda le vieillard sur un ton professoral.
– Eugénie, s’empressa-t-elle de lui répondre.
– Eh bien, Eugénie, votre fils, Célestin, est un être sensible. Il doit sûrement avoir des sentiments d’humanité.
– Je ne comprends pas très bien, Monsieur.
– Julien, appelez-moi simplement Julien, s’exclama le vieillard.
– Je ne vois pas, Julien, reprit Eugénie, le rapport entre la passion pour les animaux et l’humanisme.
– L’intérêt pour les animaux relève de l’inclination altruiste. Instinctivement, Célestin considère les animaux comme des êtres inférieurs. Il s’intéresse à eux car il les plaint. C’est comme nous, lorsque nous sommes devant un malade ou un handicapé, nous avons pitié de son infériorité. Votre fils jette un regard compatissant sur les bêtes en croyant qu’ils sont mal dans leur peau. C’est pourquoi il se passionne pour eux.
– Ce qui veut dire, poursuivit Eugénie, que nous nous passionnons pour les grabataires lorsque l’attendrissement nous gagne.
– Oui, lorsque l’allégement des souffrances devient notre priorité.
– Celui qui s’attache aux timbres-poste et qui les collectionne, veut-il aussi leur enlever un mal quelconque ? s’esclaffa Eugénie
– Qui dit amour, dit passion, répliqua le vieil homme sans se démonter.
– Cela veut dire ? demanda cette fois Eugénie sur un ton sérieux.
– Quand j’ai dit, avait continué Julien, que Célestin avait un cœur accessible à la compassion, j’ai entendu par là qu’il pouvait se mettre à la place d’autrui, ce qui est une des définition de la sensibilité. Et, quand j’ai prétendu que l’intérêt pour les animaux relève de l’inclination altruiste, j’ai voulu vous faire comprendre que votre fils peut donner de l’amour.
Toute passion pour les êtres ou pour les objets est une sorte de don de soi. On s’offre à une personne qui nous est chère, on se sacrifie pour un malade, on se donne à un animal et on peut aussi s’oublier dans des objets, tellement nous les aimons. Et enfin, quand j’ai affirmé que nous nous passionnons pour les grabataires lorsque l’allégement de leurs souffrances devient notre priorité, sachez que ce n’est qu’une des facettes de notre dévouement. Les objets ne souffrant pas, notre amour envers eux se traduit par leur collection. Ayez à l’esprit que si votre enfant avait porté son attention aux voitures, j’en aurais tiré les mêmes conclusions. Vous savez, si un enfant ne s’emballe pas, rien de bon n’en sortira.
Eugénie gardait le silence. La femme figée initialement devenait, au fil des discussions, attachante. Célestin courut alors vers Julien et lui toucha le visage.
– Mais pourquoi est ce que ton visage a des trous ? demanda le garçon.
– Le temps m’a griffé, mon enfant.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il veut que je laisse la place à Célestin.
– A moi ? s’écria l’enfant.
– Oui, à toi ! Tu vois l’eau dans le bassin, ce soir on va la chasser, pour que demain une autre eau puisse prendre sa place.
– Et où est-ce qu’elle va aller, l’eau ?
– Elle va aller faire dodo !
– Quand elle se réveillera, elle va reprendre sa place, hein ? s’enquit le petit d’un air inquiet.
– Oui, en quelque sorte, répondit Julien.
Une larme perla sur la joue du vieil homme. Il prit Célestin dans les bras et lui chanta d’une voix basse et chevrotante la fameuse berceuse : « Fais dodo, Colas, mon p’tit frère, fais dodo, t’auras du lolo. » Après la première strophe, Eugénie pria Célestin :
– Chante avec Julien !
– Seulement si tu chantes avec moi, marmonna Célestin en prenant un air affecté.
Eugénie s’assit près de Julien et entonna le deuxième couplet d’une voix bien timbrée, caressante. Peu après, Célestin se joignit au duo.
Paul, qui s’était tenu à l’écart, était très ému en entendant ce chœur improvisé. Il avait l’impression que la féminité mariait la jeunesse avec la vieillesse afin que celles-ci demeurent à jamais dans les limbes de l’éternité.
Après une dizaine de minutes, Eugénie interrompit le chant pour inviter Julien et Paul à la maison. Elle leur proposa d’y prendre le thé. Julien accepta l’invitation mais Paul la refusa. Ce dernier avait encore des affaires à régler. Un trio se forma ; Eugénie au centre tenait dans sa main droite Julien et dans sa main gauche Célestin. Ils marchèrent en chantant à tue-tête. Paul les observait. Son être était envahi d’une joie indicible qui ne s’estompa que lorsqu’il se frotta aux affaires de ce monde.
… Un beau matin, un inconnu aperçut un homme sans vie affalé sur le sol du jardin. C’était Paul. Son âme, portée par les belles réminiscences, s’en était allée rejoindre le Créateur.
David Frenkel
(publié aussi sur le site De Plume en Plume)