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  • L'au delà des villes

    Dans la ville invisible, nous vivons avec les couleurs du passé, et le futur des prochaines générations se peint avec la tonalité du présent. Dans la ville invisible, les actions des hommes s’entrelacent. Elles forment la trame et la chaîne d’un tissu de probabilités. L’habitant se couvre d’un bout de ce tissu en ignorant qu’il recouvre aussi son semblable mais de manière dissemblable. 

          Je m’appelle Candice. Jusqu’à mon adolescence, je perçus cette ville à travers les œillères de la souffrance. Je traversais souvent le tunnel de la déraison sous la montagne du désamour pour me rendre vers autrui. Il assombrissait mon parcours. Mais quand mon existence s’illumina des feux de l’amour, les cimes du bonheur rayonnèrent sur les rues de la ville. Ma mère me mit au monde dans une période de grand dénuement moral. Mon père avait trouvé la mort lors de son service militaire, alors qu’elle était enceinte de moi, sa fille unique. Il avait maladroitement manipulé une grenade et elle lui avait explosé en pleine figure. La perte de son époux envoya également ma mère dans le monde des esprits, qui est celui où reposent aussi les âmes sœurs. Elle se suicida lorsque j’étais âgée de trois jours seulement. Ma tante Emilie m’accueillit par charité chrétienne mais non par bienveillance. Elle n’avait jamais voulu avoir d’enfants. C’était une bigote ; l’amour, elle voulait le consacrer à Jésus uniquement. Après quatre mois de mariage, Joseph, mon oncle paternel, divorça déjà. Émilie m’éduquait à la manière d’une bonne sœur ; la prière et la contrition reléguaient à l’arrière-plan les marques d’affection. J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne me souviens pas d’avoir été chouchouté par elle un tant soit peu. La dureté et la froideur de cette mère adoptive rendaient aride mon esprit d’enfant. L’imagination et la sensibilité ne se développant pas, l’ennui se manifestait au quotidien. Dès mon plus jeune âge, je me soûlais de sommeil pour ne pas avoir à affronter l’inanité de mon existence ; la folie y fermentait. Lorsque je sortais de la maison, il me semblait qu’un tourbillon venu d’ailleurs happait la foule à mon passage. Petit, je parlais peu ; en grandissant, je communiquais la plupart du temps par écrit. Quand je voulais parler à quelqu’un, j’imaginais le spectre de ma mère indigne s’emparer de mes interlocuteurs et les soustraire à mon attention dans la ville invisible où elle rôdait encore. Sous les traits d’un fantôme, elle devait guetter à la fenêtre de la ville l’occasion de me séparer des vivants. Ma mère m’en voulait d’avoir vu le jour alors que son bien-aimé avait trépassé, me tourmentais-je. Nul n’avait vent de mes hallucinations. D’ailleurs, qui se souciait de moi ? Incapable de travailler, j’étais à la charge de la collectivité.

          Il s’appelait Martin. J’avais dix-neuf ans lorsque je le croisai dans la rue sous un ciel orageux. Il avait posé ses yeux marron sur moi. Comme la lueur de l’aube blanchissant l’obscurité, son regard hâlé dorait mon ombre. Son sourire électrique me traversa du cœur à la moelle. Il avait un nez fin, des lèvres rose bonbon et des oreilles galantes. Mais ce qui le rendait surtout beau, en plus de son regard, c’était son front mignonnement bombé couronné d’une chevelure d’ébène. Il me dit : «Si votre beauté égale votre esprit, je serai de vous profondément épris.» Le ciel ponctua sa curieuse déclaration d’un coup de tonnerre. Ce fut la première fois que le fantôme de ma mère ne m’apparut pas en présence d’autrui. S’était-il transformé en ce bel apollon ? me demandai-je. Je lui répondis du tac au tac : «Apprenez à me connaître afin que votre amour puisse naître.» Si la rime sert à épater son entourage, ma répartie devrait lui inspirer la sympathie, espérai-je. Mais il avait suffi d’un dîner aux chandelles pour que je fusse comblée. Avant de m’honorer, il me susurra : «Tant de jolies filles m’ont fait la cour, mais lorsque je suis tombé sur toi, jamais une pâleur ne m’a parue si belle sous l’angélique tristesse. A présent, tes mirettes ne cessent de suinter la mélancolie d’une innocence magique qui corrobore le récit de ton vécu.» Je me donnai à lui sous les lampions de la ville invisible. Après cette nuit mémorable, j’étais devenue une autre femme. Assoiffée d’activité, j’entrai en apprentissage dans une banque de la place. J’épousai Martin à l’âge de trente et un ans, lorsque je fus enceinte de notre premier enfant, pour le meilleur, mais hélas aussi pour le pire.

          En ce jour d’automne, de nombreux destins convergeaient comme de coutume vers la route pour se disperser ensuite. Le flot grondant ravalait des hommes et des femmes pataugeant dans la fange d’un embouteillage. Rabaissés au rang de la bête dans cette forêt de voitures, les individus montraient à nu leur bestialité. Ils dévoraient autrui à coups de klaxons sous de rugissantes injures. Là-haut, le matador brandissait le fil rouge de leur destinée ; ils étaient tous pressés de la suivre.

          Mon oncle Joseph, que je ne connaissais pas, était distrait. Il ne vit pas la voiture devant lui s’arrêter brusquement à un feu rouge. Le choc, loin d’être violent, déclencha cependant l’ire de l’autre automobiliste. Celui-ci sortit de son véhicule, le regard torve et les poings serrés. La violence démoniaque se déchaîna et mon oncle s’écroula sur la chaussée. Deux gendarmes, circulant dans une voiture balisée, arrêtèrent l’irascible conducteur et l’emmenèrent au poste. C’était mon époux, il rentrait de son travail. Employé dans une banque, son directeur l’avait convoqué en fin d’après-midi afin de lui remettre la lettre de licenciement. La banque avait été rachetée depuis peu par un autre établissement, de plus grande importance. Sa structure administrative permettait d’absorber le travail effectué jusqu’ici par mon mari. La phrase du directeur : «Je le regrette pour vous», distillait la terrible sentence ; il l’entendait à n’en plus finir. Lorsque la voiture de mon oncle avait heurté celle de mon époux, il s’était senti projeté par-dessus un monde ne voulant plus de lui. En frappant mon oncle, il avait manifesté son refus de se laisser emporter par l’inexorable marche en avant d’un trafic d’esclaves au service de la consommation et du rendement. Mon oncle mourut dans l’ambulance. Il ne s’était jamais remarié et travaillait dans l’établissement qui avait repris la banque où mon mari était employé. Tous deux avaient la même fonction ; ils étaient en charge des opérations de change pour le compte des clients. Avant d’épouser Martin, j’avais passé par tous les services de la banque avant de devenir cambiste à mon tour. J’exerçai ce métier durant neuf ans jusqu’à la naissance de notre premier enfant. C’est à regret que mon employeur avait appris ma démission. Mon intuition et mon savoir-faire influençaient favorablement le résultat annuel de la banque. Lorsque la cour correctionnelle condamna mon conjoint à une lourde peine, nous avions trois enfants à charge. Vouée à moi-même, je pris la canne matriarcale et partis pour la pêche aux emplois. Mon certificat de travail élogieux alléchait plus d’un employeur.

          Je jetai mon dévolu sur le poste de mon mari, car il m’offrait des perspectives d’avancement. L’acte criminel de mon époux n’était-il pas la maille d’un tissu d’événements ? Tissé par le hasard, ce tissu n’habillait-il pas à la fois moi, mon époux et mon oncle dans une ville invisible où de différents destins ourdissaient le malheur ou le bonheur ? Et les rues d’une ville ne sont-elles pas les veines dans lesquelles circulent les humeurs du passé ? Ne charrient-elles pas aussi les blessures oblitérées par l’amour ? Se confondant avec le ravissement, elles perlent sur le présent et suintent au long de l’avenir.

          Nous avons atteint le quatrième âge. Les lampions éclairent toujours d’une lumière douce l’orifice fantomatique que le destin avait creusé.

    David Frenkel

  • Accorde-moi

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    Accorde-moi tes mirettes

    Enrobées d’un écrin de diamant

    Elles scintillent la volupté

    D’une âme enlaçante

    Drape-moi de ton regard

    Déversant l’élixir de la grâce

     

    Accorde-moi ton éclaircie

    A travers mes brumes quotidiennes

    Elle réchauffe la froideur d’un cœur

    Abandonné aux infortunes

    Ébloui-moi de tes lèvres incarnadines

    Embrassant un sourire libertin

     

    Accorde moi tes oreilles

    Ourlées d’élégance

    Elles sont l’antenne charnelle

    De l’écoute attendrie

    Avale-moi avec tes paroles

    Résonnant de passion

     

    Accorde-moi ton visage d’or

    Campé sur une âme de tournesol

    Il éclaire de lumière angélique

    Des traits entourés d’une couronne soyeuse

    Aveugle-moi de ton éclat

    S’apparentant au soleil divin

     

    Accorde-moi ta main

    Suintant la sensualité

    Elle est l’alcôve d’une intimité

    Diablement féminine

    Enveloppe-moi de ta paume

    Caressant mon être falot

     

    Accorde-moi ton corps

    Moulant la beauté épicurienne

    Il est la plastique

    De mes sentiments pour toi

    Enroule-moi de ta chair

    Se brunissant d’amour

    David Frenkel

    Photo De Plume en Plume

     

  • Une joie maligne

          En ce matin où le ciel pesait de toute sa grisaille sur Paris, et sous un vent automnal, Auguste se dirigea vers son réveille-matin. Avant d’affronter la déloyauté humaine, il avait besoin de sortir de sa torpeur en buvant son petit noir à l’estaminet du coin.

          Auguste était un retraité de soixante six ans. Il était marié à une femme de dix-neuf ans sa cadette. Durant sa vie professionnelle, il avait effectué son travail de fonctionnaire d’impôt comme s’il s’était senti investi d’une mission suprême. Un rictus intérieur de sadisme le parcourait lorsqu’il taxait ses concitoyens. Toutes choses ayant une fin, un grand vide existentiel s’était emparé de lui lorsque durant les jours qui avaient suivi sa retraite il avait été privé de ces taxations qui lui procuraient une joie maligne. Il lui est alors venue l’idée qu’il pouvait continuer à en avoir en dénonçant à la police municipale les contrevenants au stationnements payants, interdits ou limités dans le temps. Et c’est ainsi que depuis une huitaine d’année, le sieur Auguste les dénonce au service des contraventions. A l’heure où le budget de la ville était en déficit et où la pénurie d’agents de stationnement sévissait grandement, les percepteurs étaient tout heureux de pouvoir abreuver la finance à la source gracieuse qui se présentait à eux. Auguste, pour éviter la monotonie du cadre environnemental, changeait de régulièrement de quartiers. Un jour, sévissant dans un quartier rupin, il vit un homme d’une quarantaine d’année, cheveux plaqués, au grand nez fin, les yeux d’un bleu vif, la bouche bien ourlée, avec des joues parfaitement ciselées, sortir d’une voiture Rolls Royce, garée en zone bleue, sans avoir placé le disque de stationnement sur la pare-brise, et s’engager d’un pas rapide sur le trottoir d’à côté. Alors, Auguste jouit à qui mieux mieux de pouvoir dénoncer cet homme qui, vêtu d’un cardigan de couleur pastel, d’un pantalon à pinces et chaussé de mocassins dernier cri, avait tout d’un frimeur. Carl, quoique fortuné, était loin d’être près de ses sous ; cependant, lui, l’homme qui était assuré de pouvoir tout acheter, désirait s’offrir pour une fois, une amende. Cela juste pour le plaisir de se dire de facto qu’il n’avait que faire des gendarmes du parking.

          Les jour suivants, retournant vers sa voiture après avoir signé un important contrat avec une banque de la place, Carl, avait hâte de retrouver la tranquillité de ses pénates. Directeur d’un empire financier, l’arbitrage des devises entre elles lui avait fait prendre la tête. Arrivé chez lui, Pauline, sa maîtresse, n’était pas encore arrivée. Il en profita pour ouvrir grand les fenêtres du salon, et se laisser caresser par les bruissements des feuilles d’un chêne planté au coin de la maison. Lorsque son maîtresse rentra, elle lui dit d’une voix exclamative :

          « Tiens, j’ai trouvé par terre, ta bourse ! lui dit-elle en la lui tendant. Et voici une contravention qui en est tombée. Ta bourse enveloppe bien des choses… ajouta-elle sur un ton polisson.

          ‒ Oh, chérie, lui demanda-t-il, pourrais-tu me rendre un service : tu passes tous les jours devant le bâtiment qui abrite le service des contraventions. Pourrais-tu aller leur régler la somme due ?

          ‒ Oui certainement, mais ce soir, je dois régler mon désir de toi, lui rétorqua-t-elle, le regard brûlant de concupiscence. »

          Cela faisait deux ans que Carl avait fait la connaissance de Pauline. La voiture de celle-ci avait brûlé un stop et était entrée en collision avec celle de Carl. Heureusement pour eux, seules les deux carrosseries avaient été touchées, Comme ils étaient pressés, les deux avaient échangé leurs coordonnées pour un règlement à l’amiable. Carl était tout content de pouvoir derechef prendre langue avec cette femme. La finesse des traits du visage, son hâle délicat rehaussé par des yeux d’un marron sensuel, et sa chevelure blonde de lionne dégageaient une attirance charnelle. Aussi l’avait-il appelée déjà le jour suivant lorsqu’il avait eu en main le devis que le garagiste lui avait envoyé par fax. Il lui avait alors fixé rendez-vous dans un bar branché. Lorsque Pauline s’y était présentée, des pensées lubriques commencèrent à tourbillonner en lui.

          « Vous êtes déjà là ! s’était-elle exclamée en l’apercevant attablé devant un verre   vide.

          ‒ J’ai toujours eu un problème avec la ponctualité, soit je suis en retard soit je suis en avance ; vous prenez quoi ? Avait-il articulé avec peine, tant elle l’envoûtait.

          ‒ Allez, la même chose que vous ! »

          Carl, avait hélé le garçon, sans quitter Pauline des yeux.

          « Encore deux ricards, s.v,p ! lui avait-il intimé, avant de balbutier d’une voix éperdue :

           ‒ Écoutez, voilà le devis de mon garagiste, et croyez-moi il m’a fait un bon prix. »

          Pauline avait sorti son carnet de chèque et un stylo, en avait remplit un, puis le lui avait tendu en lui disant alors qu’on leur avait apporté la boisson :

          « Vous m’avez l’air, comment dirais-je, émotionné, troublé, voilà le mot, et vous n’arrêtez pas de me fixer du regard.

          ‒ Ne vous êtes-il jamais arrivé que face à une personne qui vous plaît, vous soyez, comment dirais-je, remuée ? »

     

          Pauline aussi, quoique plus apte à ne pas laisser voir sa fascination pour cet homme au visage harmonieusement sculpté, était toute retournée, aussi lui répondit-elle :

          « Effectivement, et je le suis également présentement, et l’étais-je quand je vous ai vu sortir en trombe de votre voiture accidentée »

          Durant un moment, leurs regards fixés l’un dans l’autre, Pauline et Carl étaient restés silencieux, comme si le silence avait couvert d’une chape intime les sentiments réciproques. Au bout d’un instant, Carl avait interrompu le silence :

          « Si nous avons, les deux, été frappés par le coup de foudre, pourquoi l’éclair passionné ne pourrait-il s’éterniser ? Je vous propose de nous revoir.

          ‒ Comme c’est bien formulé ! Et j’ajouterai : nous revoir, et plus, s’il y a entente...

          ‒ Mais certainement, conclut Carl d’un air coquin, je suis sûr que nous nous entendrons comme deux larrons en foire…

          Sur ce, les deux s’étaient séparés, non sans que Carl lui ait posé un baiser sur les lèvres.

          Leur premier rendez-vous avait déjà eu lieu au septième ciel. L’occupation à plein temps de l’époux de Pauline, et le travail indépendant de Carl, leur permettaient de s’y retrouver régulièrement.

          … le lendemain, Pauline se présenta à un des guichets du Service des Contraventions pour régler l’amende de son amant. Tenant dans la main le papier-douleur et le ticket d’appel, elle attendit son tour, assise sur un siège. Soudain, Auguste apparu, muni d’un paquet de contredanses, la récolte de la journée qu’il s’apprêtait à remettre à un fonctionnaire. Lorsqu’il aperçut Pauline, il se dirigea vers elle d’un air surpris, et lui tonitrua : « Petite cachottière, vient donne moi-cela, je m’en occupe ». Sous les yeux apeurés, de Pauline, il lu…

          « C’est qui ce Carl ? Et pourquoi lui paies-tu son amende ? Lui demanda-t-il en se rappelant qu’il avait mis un PV sur la pare-brise d’une Rolls Royce.

          ‒ C’est... une connaissance, je ne lui la paie pas, il m’a avancé l’argent, et m’a prié d’aller la régler, bégaya-t-elle. 

          ‒ Et depuis quand le connais-tu, vous avez fait la connaissance quand et où ? Pourquoi n’en m’as-tu jamais parlé ? Alors madame, cultive-t-elle son petit jardin secret ? Vous êtes si intimes que ça qu’il puisse te demander ce service ? Et ne me dis pas qu’il te l’a demandé en te croisant par hasard dans rue, tu as bien dû te rendre chez lui ! Hein ?

          Poussée dans ses retranchements, Pauline lui répondit d’un ton glacial :

          « Que veux-tu, il ne se passe plus rien d’excitant entre nous, et cela depuis belle lurette. Alors, la femme qui aurait pu être ta fille va prendre son pied ailleurs !

          Auguste ne put s’empêcher de penser que la joie maligne qu’il éprouvait en dénonçant les automobilistes s’était transformée par vengeance en une revanche maligne que lui-même avait provoquée.

          Après son divorce avec Pauline, Auguste ne se laissa pas abattre, et pour se revancher à son tour, il s’engagea comme bénévole dans une agence de détectives, et y exerça sa malignité sur les hommes et les femmes volages.

    David Frenkel