Une joie maligne
En ce matin où le ciel pesait de toute sa grisaille sur Paris, et sous un vent automnal, Auguste se dirigea vers son réveille-matin. Avant d’affronter la déloyauté humaine, il avait besoin de sortir de sa torpeur en buvant son petit noir à l’estaminet du coin.
Auguste était un retraité de soixante six ans. Il était marié à une femme de dix-neuf ans sa cadette. Durant sa vie professionnelle, il avait effectué son travail de fonctionnaire d’impôt comme s’il s’était senti investi d’une mission suprême. Un rictus intérieur de sadisme le parcourait lorsqu’il taxait ses concitoyens. Toutes choses ayant une fin, un grand vide existentiel s’était emparé de lui lorsque durant les jours qui avaient suivi sa retraite il avait été privé de ces taxations qui lui procuraient une joie maligne. Il lui est alors venue l’idée qu’il pouvait continuer à en avoir en dénonçant à la police municipale les contrevenants au stationnements payants, interdits ou limités dans le temps. Et c’est ainsi que depuis une huitaine d’année, le sieur Auguste les dénonce au service des contraventions. A l’heure où le budget de la ville était en déficit et où la pénurie d’agents de stationnement sévissait grandement, les percepteurs étaient tout heureux de pouvoir abreuver la finance à la source gracieuse qui se présentait à eux. Auguste, pour éviter la monotonie du cadre environnemental, changeait de régulièrement de quartiers. Un jour, sévissant dans un quartier rupin, il vit un homme d’une quarantaine d’année, cheveux plaqués, au grand nez fin, les yeux d’un bleu vif, la bouche bien ourlée, avec des joues parfaitement ciselées, sortir d’une voiture Rolls Royce, garée en zone bleue, sans avoir placé le disque de stationnement sur la pare-brise, et s’engager d’un pas rapide sur le trottoir d’à côté. Alors, Auguste jouit à qui mieux mieux de pouvoir dénoncer cet homme qui, vêtu d’un cardigan de couleur pastel, d’un pantalon à pinces et chaussé de mocassins dernier cri, avait tout d’un frimeur. Carl, quoique fortuné, était loin d’être près de ses sous ; cependant, lui, l’homme qui était assuré de pouvoir tout acheter, désirait s’offrir pour une fois, une amende. Cela juste pour le plaisir de se dire de facto qu’il n’avait que faire des gendarmes du parking.
Les jour suivants, retournant vers sa voiture après avoir signé un important contrat avec une banque de la place, Carl, avait hâte de retrouver la tranquillité de ses pénates. Directeur d’un empire financier, l’arbitrage des devises entre elles lui avait fait prendre la tête. Arrivé chez lui, Pauline, sa maîtresse, n’était pas encore arrivée. Il en profita pour ouvrir grand les fenêtres du salon, et se laisser caresser par les bruissements des feuilles d’un chêne planté au coin de la maison. Lorsque son maîtresse rentra, elle lui dit d’une voix exclamative :
« Tiens, j’ai trouvé par terre, ta bourse ! lui dit-elle en la lui tendant. Et voici une contravention qui en est tombée. Ta bourse enveloppe bien des choses… ajouta-elle sur un ton polisson.
‒ Oh, chérie, lui demanda-t-il, pourrais-tu me rendre un service : tu passes tous les jours devant le bâtiment qui abrite le service des contraventions. Pourrais-tu aller leur régler la somme due ?
‒ Oui certainement, mais ce soir, je dois régler mon désir de toi, lui rétorqua-t-elle, le regard brûlant de concupiscence. »
Cela faisait deux ans que Carl avait fait la connaissance de Pauline. La voiture de celle-ci avait brûlé un stop et était entrée en collision avec celle de Carl. Heureusement pour eux, seules les deux carrosseries avaient été touchées, Comme ils étaient pressés, les deux avaient échangé leurs coordonnées pour un règlement à l’amiable. Carl était tout content de pouvoir derechef prendre langue avec cette femme. La finesse des traits du visage, son hâle délicat rehaussé par des yeux d’un marron sensuel, et sa chevelure blonde de lionne dégageaient une attirance charnelle. Aussi l’avait-il appelée déjà le jour suivant lorsqu’il avait eu en main le devis que le garagiste lui avait envoyé par fax. Il lui avait alors fixé rendez-vous dans un bar branché. Lorsque Pauline s’y était présentée, des pensées lubriques commencèrent à tourbillonner en lui.
« Vous êtes déjà là ! s’était-elle exclamée en l’apercevant attablé devant un verre vide.
‒ J’ai toujours eu un problème avec la ponctualité, soit je suis en retard soit je suis en avance ; vous prenez quoi ? Avait-il articulé avec peine, tant elle l’envoûtait.
‒ Allez, la même chose que vous ! »
Carl, avait hélé le garçon, sans quitter Pauline des yeux.
« Encore deux ricards, s.v,p ! lui avait-il intimé, avant de balbutier d’une voix éperdue :
‒ Écoutez, voilà le devis de mon garagiste, et croyez-moi il m’a fait un bon prix. »
Pauline avait sorti son carnet de chèque et un stylo, en avait remplit un, puis le lui avait tendu en lui disant alors qu’on leur avait apporté la boisson :
« Vous m’avez l’air, comment dirais-je, émotionné, troublé, voilà le mot, et vous n’arrêtez pas de me fixer du regard.
‒ Ne vous êtes-il jamais arrivé que face à une personne qui vous plaît, vous soyez, comment dirais-je, remuée ? »
Pauline aussi, quoique plus apte à ne pas laisser voir sa fascination pour cet homme au visage harmonieusement sculpté, était toute retournée, aussi lui répondit-elle :
« Effectivement, et je le suis également présentement, et l’étais-je quand je vous ai vu sortir en trombe de votre voiture accidentée »
Durant un moment, leurs regards fixés l’un dans l’autre, Pauline et Carl étaient restés silencieux, comme si le silence avait couvert d’une chape intime les sentiments réciproques. Au bout d’un instant, Carl avait interrompu le silence :
« Si nous avons, les deux, été frappés par le coup de foudre, pourquoi l’éclair passionné ne pourrait-il s’éterniser ? Je vous propose de nous revoir.
‒ Comme c’est bien formulé ! Et j’ajouterai : nous revoir, et plus, s’il y a entente...
‒ Mais certainement, conclut Carl d’un air coquin, je suis sûr que nous nous entendrons comme deux larrons en foire…
Sur ce, les deux s’étaient séparés, non sans que Carl lui ait posé un baiser sur les lèvres.
Leur premier rendez-vous avait déjà eu lieu au septième ciel. L’occupation à plein temps de l’époux de Pauline, et le travail indépendant de Carl, leur permettaient de s’y retrouver régulièrement.
… le lendemain, Pauline se présenta à un des guichets du Service des Contraventions pour régler l’amende de son amant. Tenant dans la main le papier-douleur et le ticket d’appel, elle attendit son tour, assise sur un siège. Soudain, Auguste apparu, muni d’un paquet de contredanses, la récolte de la journée qu’il s’apprêtait à remettre à un fonctionnaire. Lorsqu’il aperçut Pauline, il se dirigea vers elle d’un air surpris, et lui tonitrua : « Petite cachottière, vient donne moi-cela, je m’en occupe ». Sous les yeux apeurés, de Pauline, il lu…
« C’est qui ce Carl ? Et pourquoi lui paies-tu son amende ? Lui demanda-t-il en se rappelant qu’il avait mis un PV sur la pare-brise d’une Rolls Royce.
‒ C’est... une connaissance, je ne lui la paie pas, il m’a avancé l’argent, et m’a prié d’aller la régler, bégaya-t-elle.
‒ Et depuis quand le connais-tu, vous avez fait la connaissance quand et où ? Pourquoi n’en m’as-tu jamais parlé ? Alors madame, cultive-t-elle son petit jardin secret ? Vous êtes si intimes que ça qu’il puisse te demander ce service ? Et ne me dis pas qu’il te l’a demandé en te croisant par hasard dans rue, tu as bien dû te rendre chez lui ! Hein ?
Poussée dans ses retranchements, Pauline lui répondit d’un ton glacial :
« Que veux-tu, il ne se passe plus rien d’excitant entre nous, et cela depuis belle lurette. Alors, la femme qui aurait pu être ta fille va prendre son pied ailleurs !
Auguste ne put s’empêcher de penser que la joie maligne qu’il éprouvait en dénonçant les automobilistes s’était transformée par vengeance en une revanche maligne que lui-même avait provoquée.
Après son divorce avec Pauline, Auguste ne se laissa pas abattre, et pour se revancher à son tour, il s’engagea comme bénévole dans une agence de détectives, et y exerça sa malignité sur les hommes et les femmes volages.
David Frenkel