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  • Le non-essentiel et l'essentiel sont les faces opposées des besoins existentiels.

    Un article paru récemment dans un journal romand s’insurge contre le terme « Non essentiel » utilisé en période de Covid. Se référant à la célébration par d’aucuns de l’ouverture des « commerces non essentiels », l’article rapporte les paroles de Jim Zbinden, fondateur du Musée du skateboard.  : Ce n’est pas parce que les visiteurs reviennent que je vais tout oublier comme par magie. Quand les mots font mal, bien souvent ils restent.» l’association des Intérêts de Carouge, regroupant des commerçants et artisans de la commune, y est aussi mise en avant par le slogan affiché «Non essentiels, vraiment?!… pour qui!» Daniel Carugati, patron du Café Léo à Rive en optant pour de grands panneaux placardés à même sa vitrine: «Aller dire à un commerçant que son commerce est non indispensable quand c’est toute sa vie…» a aussi attiré l'attention. Ce dernier précise qu'il est essentiel, comme il peut l'être pour l’ouvrier du bâtiment qui a besoin de souffler à la pause de midi, ou pour tous mes employés.»

    Je m'inscris gravement en faux contre ceux qui ramènent l'adjectif "essentiel" à la forme égoïste. Ceux-là devraient faire, tant soit peu, preuve d'allocentrisme envers ceux qui risqueraient d'être frappés par la mortalité du coronavirus, car quoi de plus essentielle que la vie ici-bas. Oui, ceux-là devraient savoir que le non essentiel recouvre  tout ce qui n'est pas nécessaire à la survie des individus. Les musées d'histoire et de culture ne peuvent se comparer aux magasins vendant de la nourriture. On ne peut mesurer la restauration à l'aune des magasins d'alimentations. Nul ne trépasse en l'absence de restaurants, aucun ne décède par manque de loisirs. Que vaut l'argent perdu face au deuil éperdu d'une famille orpheline d'un être que le covid19 a fait disparaitre ? Ceux qui pleurent devant la vacuité des jours, ceux qui se lamentent quand ils sont financièrement dans la tourmente, ont-ils le sens des réalités lorsque les fermetures ont pu éviter que le virus fasse encore des siennes. Que ceux qui se sentent offensés aient conscience que le non-essentiel et l'essentiel sont les faces opposées des besoins existentiels.

    David Frenkel

     

  • Ceux qui ont voté pour Pierre Maudet sont-ils des "pro-margoulin" ?

    Je m’insurge contre ceux qui taxent Pierre Maudet de margoulin. Selon la définition, est un margoulin, le commerçant malhonnête, celui qui est sans scrupules dans les affaires. Or, Pierre Maudet n’est ni commerçant ni un homme d’affaire, c’est un homme politique. D’ailleurs, que lui reproche-t-on  ? D’avoir accepté pour lui et sa famille un séjour tous frais payés à Abu Dhabi pour pouvoir assister au Grand Prix de la formule 1 ? Du moment que l’on ne peut prouver que cette invitation servait à octroyer un avantage à l’inviteur pourquoi tomber sur lui et le traiter en plus d’un qualificatif accusateur qui ne correspond pas à la fonction exercée ? Lui faire le grief d’avoir menti ? Regardons-nous en face : qui d’entre-nous n’a pas menti une fois dans sa vie ? Mettre Pierre Maudet au même rang qu'un repris de justice, décidément certains y vont fort. Je signale quand même que ce dernier a fait recours, et tant que le recours n’a pas été rejeté, il bénéficie de la présomption d’innocence. Rendons donc grâce au peuple genevois d’avoir désavoué l’unique juge ayant jeté le couperet du condamné sur un homme qui dérangeait certains politiciens. Taxer ceux qui ont voté pour lui de "pro-margoulin" s'apparente à l'insulte, et est grandement scandaleux !

    David Frenkel

     

  • L'ombre d'un miroir (Nouvelle XIII)

         André Bousenac, qui fêtait en ce jour ses quarante-quatre ans, se leva de bonne humeur. Il adorait les anniversaires. C’était le jour où maintes attentions lui renvoyaient l’image d’un homme parfait. Même si les sourires et les regards dirigeaient vers lui une importance toute hypocrite — il n’était pas dupe — il s’oubliait malgré lui dans les miroirs réfléchissant un homme de haute stature. Comme d’habitude, entouré d’un invité ou d’une invitée surprise, il ferait ripaille. Sa femme Lucie, en véritable amphitryon, faisait d’un art culinaire un événement festif et émotionnel à la fois.

          André et Lucie formaient un couple où l’entente s’était bonifiée avec l’âge. Si l’intelligence juvénile était pleine d’ardeur, celle-ci, comme le vin dans sa prime jeunesse, était rarement équilibrée. Cependant bien des disputes tombaient dans les profondeurs de la passion d’où elles ne remontaient pas. En vieillissant, les petites rides sur leurs joues exprimaient une harmonie mitonnée.

         Le couple n’avait pas voulu avoir d’enfants. Formée à l’Ecole des beaux-arts, Lucie exerçait la profession d’ensemblière et ne vivait que pour son travail. Il lui semblait impossible de pouvoir accorder le caractère d’un enfant avec un destin qu’elle ne pouvait influencer. Elle préférait se consacrer à l’agencement d’un ouvrage qu’elle avait le pouvoir de corriger. André, non plus, n’avait envisagé de devenir papa. Il mettait sa sensibilité paternelle au service de l’enfance abandonnée se morfondant dans les orphelinats. La chasse aux parents adoptifs l’occupait déjà grandement. Il ne se contentait pas d’ancrer les enfants dans le cœur d’un homme et d’une femme, il leur rendait régulièrement visite. Il adorait se contempler dans un miroir lui reflétant la reconnaissance des adoptants et la vénération des adoptés.

          La petite Togolaise, prénommée Aba, avait le privilège de pouvoir séjourner dans un orphelinat où elle pouvait manger à sa faim. Une honteuse pandémie qui s’était répandue en Afrique subsaharienne et avait tué un nombre innombrable d’Africains avait jeté dans les rues des orphelins survivant de mendicités et de petits larcins. Ceux qui avaient pu être pris en charge par leur famille élargie ou par un orphelinat souffraient de malnutrition et de manque d’affection. Aba avait perdu ses parents à l’âge de quatre ans. Aucun membre de sa famille n‘avait voulu s’occuper d’elle car elle leur rappelait la honte d’une naissance adultérine. Aba avait hérité d’un lopin de terre ; la famille le vendit car cela permettait de couvrir les frais d’un orphelinat pourvu de tout le nécessaire. Mais si le corps d’Aba allait être convenablement nourri, nul ne pourrait alimenter un esprit affamé d’autorité parentale et d’affection. Séjournant dans l’orphelinat depuis quelques jours seulement, Aba sombrait dans la démence. Prostrée à longueur de journée devant la grille de l’orphelinat, miroir de l’enfance rejetée, elle s’agrippait à chaque personne, homme ou femme, quittant l’enceinte en leur hurlant sa terrifiante supplication : «Papa, maman, emmenez-moi.»

          Georges et Marianne désespéraient de voir la quintessence de leurs ébats amoureux se réfléchir dans une forme humaine. Cela faisait quinze ans que l’épanchement d’un amour fusionnel se perdait dans l’inclémence de la nature envers ce couple stérile. Si la chair ne procréait pas, l’esprit accouchait d’une idée bienfaitrice : l’adoption d’un orphelin ensemencerait leur jardin d’humanité. Ils décidèrent de se rendre au Togo non seulement pour y célébrer leurs noces d’étain, mais aussi pour ramener un jeune plant qu’ils arroseraient de baisers. Ils firent étape dans la ville de Dapaong, endroit menant aux sites historiques et aussi vers l’orphelinat où la petite Aba s’séjournait. Au premier jour de leur arrivée, ils prirent rendez-vous avec la sœur. Elle avait beau être au service de tous les enfants sans distinction, pourtant, lorsqu’il s’agissait d’amadouer le cœur des adoptants, la trivialité, la laideur ou le handicap pesaient sur bon nombre d’orphelins. Georges et Marianne étaient mal à l’aise devant cette dizaine d’enfants adorables, croquignolets, que la sœur avait triés pour eux. En allant jeter leur dévolu sur un de ces enfants, n’allaient-ils pas adhérer aux conceptions élitistes d’une société dérivant dans la mouvance extrémiste ? De plus, s’interrogeaient-ils, un bel écrin est-il le gage d’un brillant contenu ? Georges demanda alors à la sœur s’il lui était possible de voir encore d’autres enfants. Prise au dépourvu, elle leur proposa de repasser la voir le lendemain. En franchissant la grille, ils tombèrent sur Aba. Ils ne l’avaient pas aperçu en entrant car elle était à l’infirmerie ; elle s’était écorchée les genoux en glissant sur le parquet. Lorsque Georges sentit derrière la cuisse des menottes s’agripper à son pantalon soyeux, quand il entendit derrière lui l’invocation aux parents, il se retourna et vit les yeux d’une gamine lui crier : la tendresse, ma famine. Il susurra alors à l’oreille de Marianne :

          « Même si sa petite tête épinglant un large tronc ressemble à un pois chiche perdu dans une assiette, les mirettes de cet enfant, noires comme la misère, mendient l’affection.»

         Les yeux de Marianne s’humectèrent puis, s’adressant à Aba,  elle lui dit :

         «  Mais nous te cherchions partout. Comment t’appelles-tu ? » lui demanda Marianne.

          Aba ne put répondre. Comment le pouvait-elle ? Ses paroles s’absorbaient dans la mélodie de la bienfaitrice transformée en sirène. Sa prière s’était exhaussée en plein désespoir, et le bonheur s’était élevé si haut que son esprit le cherchait dans l’illusion. Georges l’embrassa sur le front, et la mit sur ses épaules. Il retourna ainsi, accompagné de sa femme, vers la sœur et lui dit :

          «  Nous désirons adopter la petite, comment s’appelle-t-elle ?

          –  Aba, lui répondit-elle, d’un air surpris.

          –  Je vous prie de nous donner la brochure complète   

          “Adopter au Togo” ».

          La sœur s’exécuta, contente de se débarrasser d’une enfant qui lui fendait le cœur. Elle aurait été obligée de la mettre dans un asile psychiatrique, et Dieu sait ce qui serait advenu de la petite ; car qui se souciait d’une orpheline ? A la merci des psychiatres, elle leur aurait servi de cobaye. Georges mit Aba à terre et lui dit :

         « Je suis ton papa, et je m’appelle George ; ta maman, qui m’accompagne, s’appelle Marianne. Nous habitons en France. Maintenant que nous t’avons enfin trouvée, tu viendras habiter avec nous. Lorsqu’un bébé naît, sa mère le porte durant neuf mois dans son ventre pour qu’il grandisse ; il ne la voit pas durant neuf mois. Mais toi, qui es déjà grande, ta maman ne peut te porter dans son ventre. C’est pourquoi tu resteras ici durant ce temps pour que tu grossisses et grandisses encore, après tu nous reverras. Nous te téléphonerons chaque jour. »

          Marianne et Georges l’embrassèrent et la caressèrent tour à tour. La peau d’Aba respira la bouche d’une mère et d’un père lui envoyant depuis l’autre monde leur amour, le crâne d’Aba éprouva la paume maternelle et paternelle l’arrosant d’une affection enfermée dans la tombe ; Aba sut alors qu’elle ne rêvait pas, ses parents, Ma-joie et Dodji, se prénommaient à présent Marianne et Georges.

          Aussitôt entrés en France, Marianne et Georges s’adressèrent à l’Agence Française de l’Adoption. André les reçut, il y travaillait. Il les aida à remplir toutes les formalités administratives. Lors de l’enquête pour obtenir l’agrément d’adoption, un homme donna de mauvais renseignements sur Georges. Il s’était pris de bec avec lui pour une histoire idiote. Ils faisaient la queue pour l’obtention d’une place de théâtre, lorsqu’une belle étudiante demanda à l’homme placé devant Georges s’il était d’accord de reculer d’un rang pour elle. L’homme accepta, mais Georges et tous les gens placés derrière lui protestèrent de manière véhémente. Georges vit rouge et en vint aux mains. Deux pandores passant par-là demandèrent aux deux de s’expliquer au poste de police. L’homme porta plainte, mais celle-ci fut classée car le geste de Georges n’avait pas eu de graves conséquences. Lorsqu’ils se sont par hasard revus dans la salle d’attente de l’agence, — l’homme désirait aussi adopter — celui-ci n’avait pas manqué d’aller trouver André pour tout lui raconter. Il enfonça le clou en ajoutant : «Un homme qui n’est pas maître de ses nerfs ne peut devenir père.» André convoqua le couple. Heureusement pour Georges, Marianne, qui n’avait jamais été mise au courant de ses démêlés avec la justice, était alitée. Lorsqu’André fit part à Georges des allégations d’un certain Roger, il blêmit à son énoncé. André prit celui-ci en pitié et ne consigna nulle part l’accusation pour voie de fait.

          Après huit mois et demi de procédures, Marianne et Georges reçurent le certificat d’adoption. Lorsqu’ils retrouvèrent Aba, l’enfant était méconnaissable. C’était une mâtine respirant la joie de vivre. Les mots d’amour qui lui avaient été adressés chaque soir par téléphone avaient germé dans les oreilles de la petite au point de devenir cette gaieté enfantine qui badine avec les soucis des grandes personnes. Et, petit à petit, son allure modelée sur le désarroi endossait les formes d’une jeunesse épanouie.

          Une servile reconnaissance liait Georges et Marianne à celui qui leur avait permis d’endosser l’autorité parentale. André n’avait pas d’affinité particulière avec Georges. Cependant, il se mirait dans les faces prévenantes des adoptants ; leur humeur obséquieuse attirait aussi Lucie, au point de rendre les deux couples inséparables. Le hasard voulut qu’ils habitassent non loin l’un de l’autre. Ils s’invitaient souvent et passaient leurs vacances ensemble. Leur relation aussi relevait de l’adoption ; car si Lucie et André, couple sans enfant, s’attachaient aux chevaliers de l’amour adoptif, Marianne et Georges se soumettaient à la prépotence d’un couple égocentrique.

         En grandissant, Aba, quant à elle, trempait son caractère dans une arrogance indocile. Son dévouement aux parents adoptifs, qui était un respect pour leur action salvatrice, ne se confondait pas avec une obéissance aveugle. Elle désirait fréquenter qui bon lui semblait et n’avait que faire des mises en garde parentales contre certains jeunes friands de paradis artificiels. Elle se sentait assez forte pour ne pas succomber à la tentation de se mettre à la page d’un certain milieu estudiantin. Elle l’avait maintes fois répété. En vain ; on n’avait pas confiance en elle. André se substituait souvent à Georges pour lui faire entendre raison. Sans s’en rendre compte, il se prenait pour son père. Cela l’irritait de plus en plus, et elle faisait tout pour ne plus le rencontrer. Elle sortait de la maison ou s’enfermait dans sa chambre lorsqu’André s’y trouvait. Un jour, il la croisa dans la rue et l’invita à prendre un café avec lui. Elle prétexta une urgence et déclina l’invitation. Alors il la prit par le bras et lui dit : «Ne fais pas l’arrogante, écoute-nous, n’oublie pas d’où tu viens ni ce que tu nous dois. » Elle se dégagea de son étreinte et s’enfuit en courant, les larmes aux yeux. Ô oui, elle savait d’où elle venait, elle savait ce qu’elle leur devait. Mais de quel droit s’arrogeaient-ils sa vie privée ? Elle allait sur ses dix-huit ans, et avait tissé des liens musicaux avec un cercle d’amis. Elle formait avec eux un groupe de rock dans lequel elle chantait ; elle rêvait de devenir célèbre grâce à eux. C’était vrai, ils goûtaient tous à la poudre blanche pour se sublimer, disaient-ils. Mais elle n’en prenait jamais. Il suffisait pour elle de goûter aux belles et aux bonnes choses de la nature pour pouvoir donner le meilleur d’elle-même. Alors pourquoi André l’avait-il blessée en lui rappelant ce qu’elle devait à sa famille adoptive ? Leur bienveillance s’avilissait à l’évoquer. Ils mériteraient tous que je me vautrasse pour de bon dans la stupéfiante volupté, se disait-elle.

          La maison était en fête. Lucie avait dupliqué par dizaines une photo pour le passeport d’André, les avait percées, et y avait enfilé des marguerites ; les photos, ainsi décorées, tombaient en festons sur la porte d’entrée. Dans le vestibule, quatre bouteilles décoratives placées à l’horizontale à gauche et à droite, et sur lesquelles étaient inscrite un des quatre chiffres formant l’année de naissance d’André, trônaient sur des tablettes garnies de petites bonbonnières. A l’entrée de la salle à manger, quarante-quatre serveurs, représentant l’âge d’André, formaient un carré de onze autour d’une table ronde garnie d’amuse-bouche et de boissons apéritives. La salle à manger était dans l’obscurité. Lorsque les convives prirent place, les prismes et les pampilles en cristal suspendues au plafond réfractaient une faible lumière. Puis, peu à peu, l’éclairage se compléta avec d’autres luminaires construisant une ambiance intime et gaie à la fois. Un pétrus, 1962, année de naissance d’André, pimenta la succulence d’une cuisine haute gamme.

          Lucie avait demandé à Aba si elle était d’accord de mettre ses griefs contre André en sourdine pour une soirée en étant son invitée surprise. Au grand étonnement de Lucie, elle obtint de suite son assentiment.

          Les lumières s’éteignirent, on n’entendait pas une mouche voler, Aba, l’invitée surprise portant le gâteau d’anniversaire, devait faire son entrée.

          Le projecteur se braqua sur la démarche titubante d’une fille. Il capta la transe hagarde qui palpitait dans les mirettes de la jeunotte ; il jeta une lumière crue sur des lèvres marmonnant l’ébriété, puis éclaira soudain l’entartage d’André. L’intrépide avait soudain éteint les bougies d’un revers de main et avait entartré André en lui criant : «Je n’oublie pas d’où je viens ni ce que je vous dois Après avoir commis cette offense, elle s’enfuit en courant. André, recouvert d’une pâtisserie qui devait le mettre en vedette, se contempla pour la première fois dans l’ombre d’un miroir lui renvoyant le nombrilisme hideux qui dégoulinait d’une philanthropie asservie à son image. Lucie, emportée par la vergogne, s’évanouit et s’affala sur le plancher. Comment pouvait-elle rester debout quand le faste d’un anniversaire, à cause d’une tarte, s’écroulait dans l’irrévérence ubuesque ? Durant des nuits, elle avait rêvé du jour où son chéri lui sourirait du piédestal qu’elle lui avait préparé avec amour, du trône dans lequel des dizaines de regards admiratifs l’avaient installé. Pendant que deux domestiques s’affairaient autour de Lucie pour la ramener à elle, les invités, mal à l’aise, adoptèrent diverses attitudes. Quelques-uns profitèrent du brouhaha pour s’évaporer, certains crièrent leur indignation, d’autres demeurèrent silencieux. Les intimes, eux, entourèrent André et l’aidèrent à se débarbouiller. Lorsque Lucie retrouva ses esprits, et André, sa dignité, les invités, les uns après les autres, chantèrent «joyeux anniversaire». Soudain, ils n’en crurent pas leurs yeux quand une Aba fraîche et mignonne fit irruption dans la salle. Elle monta sur une table et déclama : « Mon très cher et tendre André, jamais je ne t’aurais entartré. Toutefois, tes mots : “N’oublie pas d’où tu viens et ce que tu nous dois”, se sont accrochés aux drogués que tu honnis tant. Eux aussi n’oublient pas d’où ils viennent. D’ailleurs, d’où que nous venions, nous, les jeunes, sommes toujours redevables de notre rassasiement à nos géniteurs ou à nos adoptants. Mais notre mal-être, vis-à-vis de qui nous obligent-ils ? Quand tu m’apercevais, le miroir déformant de ton égocentricité réfléchissait celle dont tu avais peur. C’est pourquoi une toxicomane s’est substituée à moi. Mais soyez assurés, vous, chers parents, du fond de ma brousse, mon amour sera toujours à vos trousses, il a tant besoin de vous, et jamais je ne ferai de peine à un père et une mère qui ont transformé le cri d’une orpheline en “Papa, maman, je vous aime tendrement”. »

          George et Marianne pleurèrent de joie. Quant aux invités, ils restèrent cois.

    David Frenkel