Mes parents m’ont prénommé Gabriel. Loin d’être un ange, je ne suis pas non plus un démon. J’ai cinquante-cinq ans Je suis marié depuis une trentaine d’année. J’ai connu ma femme, Ophélie, dans un troquet situé près de l’université. Lycéen, j’étais un peu porté sur la boisson. J’avais l’habitude de faire de grand discours lorsque la bière coulait à flots. Un jour, attablé avec d’autres potaches autour de chopes, un peu aviné, j’ai prédit la fin prochaine de notre monde. Ma future épouse éméchée, elle aussi, a vu rouge. Je me souviens encore, comme si c’était hier, de la gifle qu’elle m’a flanquée en plein milieu de mon laïus. La beauté de cette fille en furie a fait tourner la douleur de sa claque en un plaisir brûlant qui ne consumait pas une passion naissante. Depuis cet incident, nous nous sommes plus quittés et nous nous sommes jurés fidélité à la rumeur des slogans révolutionnaires de mai 1968. Notre premier garçon a vu le jour à l’aube de notre mariage, notre fille cadette l’a suivi dix-huit mois après. Nous n’avions pas terminé nos études lorsque notre famille s’est agrandie. Aussi dû-je parer au plus pressé. Au début des années 1970, les banques engageaient à tour de bras. C’est un mouton égaré dans les réalités économiques qui a trouvé son salut sur les chemins balisés d’une grande institution financière. Entré comme apprenti, j’ai gravi petit à petit les échelons de la cupidité. En jouant des coudes, j’ai été nommé à quarante ans chef d’une succursale ayant pignon sur rue dans un quartier chic de Paris. Durant la journée, ma fonction m’habille d’un costume clinquant qui se boutonne sur un torse bombé. Le soir, et durant mes loisirs, je couvre mon esprit d’un vêtement de plaisirs et de paraître qui s’enfile sur un esprit nu. Mes chérubins volent déjà de leurs propres ailes et n’égaient plus une demeure cossue. Les feux ne réchauffent non plus un être qui nage dans la froide opulence car notre amour s’est affaissé, et la base de notre entente se situe présentement à la hauteur de la banalité.
Mon travail m’amène à voyager. Les pérégrinations donnent du lustre à une existence terne. Confortablement installé en première classe d’un avion sur la ligne Paris-New-York, j’ai l’impression, une fois de plus, qu’au dessus des nuages le soleil brille pour un monde différent de celui qui m’est familier sur terre. Il me semble qu’à dix mille mètres d’altitude, l’astre jaune éclaire un univers qui a d’autres valeurs mais dont j’ignore les lois. Là haut, je me sens démuni face au vide qui m’entoure. Ma vie dépend du bon vouloir d’un avion. Il suffit que la mécanique se grippe et mon souffle sera coupé à jamais. Je languis après notre vieille planète qui tourne suspendu à rien sans que nous nous en rendions compte. J’ai hâte à retrouver cette terre sur laquelle la peur de chuter ne m’effleure pas. Je ne me suis jamais posé cette question : « Et si notre monde dégringolait un jour dans le néant ? ». Ma vie au sol a dans la stratosphère une gloire que je ne connaissais pas. Pourtant, dans cette grande carlingue je suis traité comme un roi. Des amuse-bouches flattent mon palais et un bordeaux succulent échauffe mon esprit. La gente dame est à mon service. Lorsque le Jumbo entre dans une zone de turbulence les hôtesses de l’air continuent de s’affairer comme si de rien n’était ; cette agitation me rassure. Les bras de Morphée sont prêts à m’accueillir lorsque le capitaine annonce dans son micro :
– Mesdames et Messieurs, deux des quatre moteurs de l’avion ne fonctionnent plus. Nous allons tenter un atterrissage d’urgence sur l’île de Guernesey. Je prie tous les occupants de cet appareil de garder leur calme et de suivre les instructions du personnel de cabine, ainsi la vie nous sera rendue sauve. Merci.
La voix couverte de grésillements qui nous rassurait tout à l’heure au moment du décollage prend maintenant l’accent de la mort. Subitement la camarde apparaît devant moi. Elle correspond bien à l’image que je m’étais toujours représentée. Ange ou diable, sans visage et sans forme, je n’aperçois qu’une ombre. Elle manifeste sa présence par une froideur qui me glace. Je sens son haleine qui m’attire vers cet inconnu dont nul n’est jamais revenu. Je me redresse et m’agrippe à mon siège. A côté de moi j’aperçois des visages blêmes. C’est drôle, me dis-je : les figures des hommes blanchissent lorsque la mort les prend alors que la noirceur du trépas devrait plutôt les assombrir. Peut-être que le blanc est l’envers du noir, et la vie étant le contraire de la mort, un corps inerte s’en va vers l’anéantissement par le côté opposé. Soudain, la camarde s’écrie :
« A quoi bon philosopher, bientôt ton cerveau sera laminé.»
Cette phrase terrifiante me ramène à ma triste réalité. Le rideau séparant la classe économique de la première est maintenant ouvert. La faucheuse se plaît à montrer que le label social n’est pas un frein au destin tragique des hommes. J’essaie de prendre langue avec elle.
« Pourquoi es-tu si pressée d’en finir avec moi et les passagers ? Regarde, ils sont encore tous dans la force de l’âge.
– J’ai été conçu pour détruire.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas. Pour quelles raisons désires-tu, Gabriel, croquer la vie à belles dents ?
– Je ne me suis jamais posé la question. La nature m’a créé ainsi.
– Vois-tu, moi aussi. »
L’appareil tangue maintenant violemment et joue du yo-yo. Tout le monde se conforme aux instructions reçues. Nous nous attachons et posons la tête sur les genoux. Je vois des jambes bien galbées interpréter une danse macabre. Je pense à cette beauté tout sourire qui m’amena tout à l’heure la grâce sur un plateau d’argent. Une folle envie de plonger ma tête dans une poitrine chaude et maternelle me saisit. Si l’homme sort des entrailles de la femme, ne pourrait-il dès lors mourir en son sein ?
«Dis-moi camarde, pourrais-tu m’accorder une faveur ?
– Laquelle ?
– J’aimerais que mon dernier souffle se combine avec l’ultime soupir de celle dont les les narines se dilataient au feu de l’amour.
– Cela, je ne peux te le promettre, Gabriel. Mais de toutes manières, après un certain temps, les corps en poussière se mélangent et constituent la voûte éthérée qui engendre le zéphyr. Ce vent doux et agréable caresse les amants comblés.
– Ah bon ?
Mon âme entonne un chant de douleur. La sensation d’être prochainement réduit à des particules flottant dans les alcôves m’oppresse. Je ne serai plus Gabriel. J’aurai perdu mes souvenirs. Me sentirai-je vivre ?
– Camarde, triste consolation. Je serai quelqu’un d’autre. Tu vas m’anéantir. Et puis, ne vais-je pas aussi effleurer le visage des hommes vils ?
– Gabriel, qui est-tu ?
– Je… je ne comprends pas. Je suis quelqu’un qui a une certaine apparence, un vécu.
– Justement. Suppose que, par une opération, on change ton visage, on change ton corps, et même, qu’on enlève ta mémoire, bref, qu’à ton réveil tu ne sois plus le même. Seras-tu toujours quelqu’un ?
– Évidemment.
– Très bien, mais quel lien aura le Gabriel numéro un avec le Gabriel numéro deux ?»
A sa question, je reste muet. A côté de moi, une maman stoïque berce son bébé afin de calmer ses pleurs. Je me dis : chanceux sont les hommes qui pleurent pour les choses de la vie. Malheureuses sont les personnes qui sanglotent afin de se débarrasser des larmes à jamais. Si le paradis devait exister, il ouvrirait d’abord les portes pour ceux qui ont dissimulé l’enfer sous un geste affectueux, sous une parole bienfaisante ou tout simplement sous un devoir accompli au plus fort des tempêtes.
« Nous allons tenter l’atterrissage d’ici cinq à dix minutes. Chacun à sa manière, chacun selon ses croyances, doit conjurer le sort, doit prier l’Être ineffable pour que tout se passe bien. » La voix du capitaine est forte. L’instinct de survie a aussi parlé. Le bruit brusque de la sortie du train d’atterrissage me fait sursauter. Le voile de la camarde recouvre mes rancards, mes projets et mes futurs plaisirs d’un duvet qui les protège de ma propre poussière. Elle les sauvegarde pour d’autres individus. Peut-être est-ce ainsi que ma vie se perpétuera car j’ai tant mis du mien. J’ai noté les numéros de téléphone des gens que je devais contacter, planifié mes loisirs et noté méticuleusement dans mon calepin l’adresse des bonnes tables de New-York. Subitement, j'aperçois le masque effrayant de la camarde.
« Tu ne m’as pas répondu », m’invective-t-elle. Sa voix caverneuse sort d’un néant abyssal.
– Quel lien aurai-je... Mais je ne sais pas. Si j’ai une autre tête, un autre corps, je ne serai plus Gabriel.
– Je te pose une autre question : si tu devenais tout à coup amnésique, vivrais-tu toujours ?
– Eh bien, oui.
– Mais qui vivrait ?
– Moi, voyons.
– Toi… Mais comment saurais-tu que c’est toi, puisque tu ne te souviendrais plus de ton nom, de ton passé ?
– Je serais tout simplement : « moi ». A chaque seconde j’oublierais qui j’étais tout en étant toujours « moi ».
– Très bien, et qu’est-ce qui caractérisera ce " moi " ?
– Le fait de se sentir vivre.
– Nous y voilà. De l'infiniment petit à l'extrêmement grand, et du végétal à l'homme, le fait de se sentir vivre est propre à tout ce qui existe sur terre, et est est commun à tout ce que l’univers enfante. Cependant, seul l'homme a la faculté de s’approprier le sentiment d’exister, de se dire : " je ". Toutefois, on ne peut comparer le vécu d'un atome, d'une planète, qui vivotent en tournant, d’un végétal qui végète au souffle du vent, à l’existence des mammifères supérieurs vivant avec un cerveau doté de facultés hautement perceptrices. Il se peut que le hasard, selon la nécessité du moment, achemine cette conscience vers un échelon supérieur ou vers un stade inférieur. Mais qu’importe, puisque tu contempleras toujours. Tout objet de la création est habité par le même contemplateur. Quand tu es en haut d’une montagne, dans une vallée, en prison ou en liberté, tu n’as pas la même vision. Pourtant le regard que tu portes est le même. D'ailleurs, selon que tu sois valide ou infirme tes sensations ne sont pas identiques. Toutefois, l’essence de ton sentiment est le même. Il en est ainsi pour tout ce que la nature a individualisé. Lorsque je t’ai laissé entendre que tu deviendrais le zéphyr caressant les amants comblés, je voulais me montrer rassurant, mais aussi provoquer une réflexion profonde sur le devenir du monde que je dois faire mourir.»
La grande majorité des passagers ne pipe mot et est tétanisée par le bruit imposant de l’avion qui semble parvenir de l’outre-tombe. Quelques voyageurs psalmodient des prières. D’autres perdent leurs nerfs et beuglent comme des bêtes qu’on amène à l’abattoir. Personne ne s’occupe plus d’eux. L’heure du chacun-pour-soi est arrivée.
« Camarde, accorde-moi encore des années.
– Ce n’est pas de mon ressort. C’est le destin qui a le dernier mot. De toute façon, ce n’est qu’un moment difficile à passer. Dans quelques minutes tout sera fini, pour le pire ou pour le meilleur. Alors, reste tranquille, fais le gros dos.»
L’avion vrombit furieusement. Je me bouche les oreilles car j’ai peur de surprendre les hoquets du moteur. Ma famille me semble si proche et si lointaine à la fois. Je vois leur visage éploré mais j’ai de la peine à distinguer leur figure dans les vicissitudes d’un temps qui passera sur eux.
Bien qu’ayant la tête sur les genoux, le contact violent des roues de l’avion avec la piste d’atterrissage me fait redresser. Je vois le paysage qui défile à toute allure. J’ai l’impression de foncer vers la mort. C’est alors que la camarde me hurle :
« Nous allons nous séparer, Gabriel. Ton heure n’est pas encore venue. Cependant, ma rencontre avec toi n’aura pas été vaine car tu as appris à me connaître. J’espère que ma prochaine visite sonnera le glas de ta vie ici-bas.»
L’appareil perd de sa vitesse et s’arrête au coin d’une piste. Les gens s’embrassent Les pilotes donnent l’accolade. La camarde s’en est allée. Grâce au dialogue que j’ai entretenu avec elle, je n’ai pas sombré dans la folie.
… Bien des années plus tard, je suis devenu un vieillard valétudinaire. En attendant mon trépas prochain, je décris mon premier rendez-vous avec la camarde au présent. Le passé ne s’accorderait pas avec la nuit éternelle. La mort ne trépasse pas ; elle attend son heure, et son heure se multiplie à l’infini. Bientôt mon futur s’arrêtera et mon passé se réfugiera dans l’esprit de mes proches en me laissant avec l’aujourd’hui. Je deviendrai une de ces autres innombrables facettes par lesquelles l’être ineffable se contemple.
David Frenkel