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  • Le drame des allers-retours

     

     Si la vie est un aller et le trépas un retour, où diable se niche le revenant ? Nul ne peut répondre à cette question. Si nous pouvions y répondre, les affres de la mort ne se nourriraient pas de notre ignorance, et nombre de vilenies ne se paîtraient pas de l’absurde.

          Je devais avoir cinq ans. Nous roulions dans une deux-chevaux Citroën. Je ne me souviens plus de notre destination. Mais je me rappelle qu’en passant par une corniche, nous y fîmes halte et descendîmes de la voiture. Devant moi, le ciel courbe s’affalait sur l’horizon. Celui-ci semblait l’entraîner vers un inconnu qui m’effrayait. Je percevais l’affalement du bleu azur sur l’horizon comme l’écroulement du beau dans les ténèbres de l’invisible. Non loin de moi, un abîme dégringolait du sol. Ma tête d’enfant désirait trouver la clé de l’énigme ; je m’approchai du bord pour le suivre des yeux mais à mesure que j’avançais le vertige me prenait. Paniqué, je rebroussai chemin et me jetai dans les bras de ma mère. Un angoissant mystère s’était offert à moi. C’était le premier aller-retour de ma vie.

          Adulte, j’ai fait de fréquents allers-retours. J’aimerais vous en conter deux qui ont particulièrement marqué ma vie.

          J’avais un cousin qui s’appelait Maurice. Il perdit ses parents à l’âge de dix ans. Son père mourut d’un infarctus ; sa mère le suivit quelques mois plus tard. Selon certains membres de la famille, le chagrin l’aurait poussée au suicide, elle aurait avalé une grande quantité de somnifères. Mais selon d’autres proches, elle serait morte d’une pneumonie. J’avais onze ans lorsque mes parents accueillirent mon cousin chez nous. Ils l’entouraient d’une affection toute particulière. Cela me rendait jaloux. Fils unique, j’avais accaparé l’amour de mes parents avant son arrivée. Mais ma jalousie disparaissait peu à peu devant la drôlerie de nos fredaines. Maintes fois, mon cousin me demandait de l’accompagner dans sa petite folie; son regard implorant avait toujours raison de ma résistance. Nous nous mettions derrière un quidam et le suivions en faisant des grimaces. Il nous arrivait aussi d’aller sonner à la porte du concierge et de nous enfuir aussitôt. Nos petites frasques construisaient, pierre à pierre, la plus belle œuvre de l’esprit humain, l’amitié. Maurice ne pouvait se lier à d’autres enfants. Il ne pouvait supporter les entendre dire : « mon père m’a donné l’autorisation de faire ceci, mon père me défend de faire telle chose ; ma mère m’a acheté ce vêtement, ma mère viendra me prendre», et ainsi de suite. Alors, il restait avec moi car j’agissais comme si nous étions deux frères. Deux frangins, quand ils sont ensemble, parlent rarement de leurs parents. L’intelligence de mon cousin était supérieure à la moyenne. Il m’aidait à faire les devoirs. Nous fréquentions la même classe. Grâce à lui, je n’étais pas un mauvais élève. Évidemmentà l'école, et plus tard, au collège, il était toujours meilleur élève que moi. Nous nous séparâmes à l’âge de dix-neuf ans. Maurice quitta notre maison et alla habiter dans une ville universitaire pour y poursuivre ses études. Doué pour les mathématiques, il décrocha un doctorat. Il enseignait cette discipline à temps partiel, consacrant le reste de son temps à la recherche. Quant à moi, je suivis une toute autre filière : j’appris le métier de jardinier. Je restai chez mes parents jusqu’à la fin de ma formation. Je me mariai à l'âge de vingt ans, une fois le diplôme obtenu. Maurice ne se maria pas. Il préférait courrir les aventures. Lors de notre dernière rencontre — je le rencontrais une fois par mois avant que je devienne père de famille — je l’avais analysé en ces termes : «Ta mère adoptive t’a donné de l’affection mais elle ne t’a pas donné son sein. La poitrine d’une femme est la mère de nos amours ; tu en es orphelin. Aussi ne saisis-tu pas le sentiment. Qu’une personne de sexe féminin puisse s’attacher à toi dépasse ton entendement. Et toi, tu ne peux aimer, car l’image d’une femme volant aux secours d’un enfant confronté à la cruauté d’un destin éclipse le reflet de l’amour dans la sombre solitude.»

          C’était la dernière fois que je lui avais parlé. Maurice publia dans les jours qui suivirent un article dans une revue consacrée aux mathématiques qui fit grand bruit. Des recteurs d’universités mondialement connus voulaient l’engager. Il se décida rapidement et choisit une université américaine. Deux ans s’écoulèrent. Il me promettait dans sa dernière lettre qu’il viendrait me voir. Or, cinq mois avaient passé, et j’étais sans nouvelle de sa part. J’écrivis à la direction de l’université. Le recteur me répondit, m’informant que mon cousin souffrait d’un cancer du foie. Il ajouta : «Votre cousin est en phase terminale.» Choqué par ce que je venais d’apprendre, je fus victime d’une hallucination ; j’avais l’impression d’entendre la lamentation d’un gnome pleurant la disparition d’un trésor d’amitié dont il avait la garde. Les derniers mots de mon correspondant me parvenaient d’une grotte lugubre creusée dans le flanc d’une montagne enfouie dans les ténèbres. Les mots y résonnaient des tourments de l’enfer du néant. Ni ma femme, ni mes deux enfants en bas-âge, ni mon employeur ne pouvaient empêcher un homme d’étreindre son cousin sur son cœur avant la nuit du tombeau. Je pris le premier avion et allai le trouver. Lorsque nous nous étions quittés la dernière fois, il éclatait de santé ; une aura de vie éternelle avait semblé l’entourer. Mais quand je l’aperçus, visage jauni, tête chauve, recroquevillé dans son lit, bras et doigts décharnés, me regardant avec des yeux exorbités de terreur, j’imaginai un au-delà voilé recouvrir son jeune corps. Une trombe de pensées enflammées me poussa vers lui. Je le pris dans mes bras et lui récitai avec ferveur les quelques vers que j’avais griffonnés à dix mille mètres au dessus de la terre :

    Au dessus des nuages

    Je vole vers toi

    Pour te retrouver mon frère

    A l’autre bout de l’océan

    A l’extrémité d’une vie

    Pourtant au centre d’une amitié

    Au milieu d’une tendresse

    Ton esprit frère flotte dans mon cœur.

          Il me répondit sur un ton plaintif :

    – Je te remercie d’être venu et de m’avoir récité ces vers, mais maintenant, je t’en prie, va-t-en.

    Puis, se reprenant, il ajouta d’une voix grave :

    – Les paroles que tu viens de prononcer ont une si belle résonance, j’aimerais toujours les entendre. Il serait dommage de les étouffer dans les banalités d’autres propos. Aussi, rentre chez toi ; le souvenir de ton apparence sous ces vers embrasés doit m’accompagner dans ma dernière demeure ; il ne doit pas s’altérer au contact d’une expression moins chaleureuse. Même l’élan vers un proche peut s’évanouir dans les humeurs d’autres instants.

          J’obtempérai. Sur le chemin du retour, de nouveau à dix mille mètres au dessus de la terre, j’écrivis :

    Au bord d’un souvenir

    Près de ma mémoire

    Fleurira une parcelle de ta vie

    Je l’ai subtilisée

    A ton regard d’outre-tombe

    Je l’ai dérobée

    A l’ombre de ton visage

    Je te la rendrai quand je m’éteindrai

          Lorsque l’avion atterrit, une pervenche m’accueillit déjà.

          Mon père était un rescapé des camps de concentration. Juif, il fut pris dans une rafle comme bon nombre de ses semblables. Quand j’étais enfant, mon père ne nous parlait jamais, à ma mère et à moi, de la barbarie assassine, comme s’il avait peur de briser la foi que nous avions en l’être humain. Mais, porté par un vécu inimaginable, il l’évoquait en long et en large, lorsque ses compagnons d’infortune lui rendaient visite. Lorsque mon père était dans ce monde barbare et irrationnel, il lui arrivait souvent d’oublier ma présence. Quand il s’apercevait que je l’écoutais, il me priait de sortir de la pièce, mais je restais derrière la porte. Ma mère, qui vivait durant la guerre dans un pays préservé des atrocités nazies, apprenait beaucoup lors de ses réunions. Lorsque nous étions seuls, elle me rapportait d’autres conversations entre rescapés. Les périls que mon père avait courus donnaient à mes petits soucis un caractère honteux. Je me gênais de ma petite vie sans histoire. J’avais des sueurs froides lorsque je m’imaginais à la place de mon père. Confronté quotidiennement à la mort, l’affolement m’aurait gagné et je n’aurais sûrement pas survécu. Pourquoi mon père rechignait-il à nous en parler ? Peut-être craignait-il de se heurter, bien malgré nous, à notre incrédulité, tant l’horreur pouvait sembler irréaliste aux yeux de ceux qui ne l’avaient pas vécu. C’était seulement vers la fin de mon adolescence, quand l’écœurante infamie finit par briser l’ignominieux silence des médias, que mon père s’entretint avec nous à intervalles réguliers de sa vie dans le camp de concentration. Son témoignage apportait une touche intime aux comptes rendus des soldats, aux publications d’archives et aux vécus d’autres survivants. Lorsqu’il en parlait avec nous, il ne se privait pas de louer avec emphase la Providence, faiseuse de miracles quand la vie pouvait basculer à tout moment. Chaque fois que mon père m’entretenait de l’insoutenable vérité, je me jurais d’aller dans la ville où les nazis l’embarquèrent, et d’effectuer depuis celle-ci le trajet jusqu’à Auschwitz. Je mis ma promesse secrètement à exécution à l’âge de vingt-neuf ans.

          Quand mon père m’avait narré l’incursion sauvage de la Gestapo chez lui, j’avais imaginé que l’air lugubre envelopperait à jamais la ville. Or, à mon arrivée, le soleil brillait de mille feux et y donnait un petit air de fête. J’étais désemparé. Pourquoi cette ville, bien peuplée au temps de la honteuse rafle, ne s’était-elle pas soulevée contre l’ignominie ? Pourquoi les parents de tous ces gens, autant de paire d’yeux d’où s’étaient reflétées autant de parcelles divines, n’avaient-ils pas allumé le feu de la révolte lorsque, excitée par un toréador, la bête s’était ruée sur la rougeur d’un signe distinctif ? N’aurait-elle alors pas reculée devant une rue révoltée ? bouillais-je de colère. Ce jour, hélas, la foule était loin de mon courroux. En parcourant les grands boulevards, la peine me dévorait brutalement. Ces allées conduisaient à la mort lors de cette sombre journée. Des juifs, perdus dans la jungle hitlérienne, avaient disparus parmi les rugissements des fauves. Ô grandes avenues, pourquoi votre immensité n’avait-elle pas aspiré vers elle les pas des morts vivants ? Demeures, vous vous êtes alignées sur les chemises brunes et vous vous êtes mises honteusement au garde-à-vous, n’auriez-vous pas pu ouvrir vos bras pour accueillir certains fuyards ? Combien d’intrépides avaient-ils laissé leur force dans l’indifférence d’autant d’hommes pour finir par succomber ? me tourmentais-je. Mais la foule semblait se rire de mon tourment. Je finis par arriver à la gare. Un frisson me parcourait. J’avais lu des biographies et vu des documentaires sur les femmes, hommes et enfants jetés dans les trains de déportation malgré leurs supplications. Elles n’avaient en rien affecté la détermination des bourreaux en charge de mener à bien leur tâche. J’avais alors éprouvé une terrible anxiété car, quand le voile de l’impassibilité recouvre l’humain, l’image de Dieu ne vous rassure plus. Mais lorsque j’imaginais à présent mon père marchant dans cette gare sous les vociférations des soldats, sous les aboiements des chiens, vers la ténébreuse abomination, les larmes de la douleur jaillirent d’un amour filial. Lorsqu’un garde civil s’enquit de mon désarroi, je pris mes jambes à mon cou. Je fuyais une insupportable incompréhension.

          Le train partit à l’heure. J’avais pris place dans un wagon de deuxième classe. Une jeune fille s’était assise en face de moi ; elle devait avoir environ mon âge. Lorsque le train s’ébranla, elle regarda sa montre d’un air satisfait.

    – Youpi ! s’écria-t-elle, pour une fois le train part à l’heure.

    – Quand nous n’étions pas encore nés, d’autres faisaient tout pour que certains trains partent à l’heure, pensai-je à haute-voix.

    – Ah oui ? Vous voulez parler des convois emmenant les juifs ?

    – Ainsi donc, vous m’avez compris, m’exclamai-je.

    – Ma mère ne cesse de m’en parler. Sachez que le jour de la grande rafle, ma mère a été prise pour une juive et a été embarquée. On avait confondu son identité avec celle d’une voisine. Les deux s’appelaient Gross Sarah, nom et prénom portés par des juifs et des non-juifs. Un des officiers de police, chargé de réceptionner les juifs à la gare pour les amener sous escorte vers les trains, l’a reconnue — il était le neveu de ma mère — et l’a libérée. Elle ne cesse encore aujourd’hui de nous raconter son calvaire, lorsque sa raison, dans un camion, était propulsée dans un abîme d’abandon. Les mines inquiètes et les airs passibles côtoyant les pleurs et les rires nerveux la hantent encore. Les attitudes stoïques de certaines personnes, cohabitant avec l’affolement d’autres individus, la poursuivent encore.

    – Excusez-moi, lui rétorquai-je, votre mère se complaît à disserter sur sa courte intrusion dans l’univers des damnés, mais avait-elle alors crié à la face du monde son indignation ? Six millions de juifs ont fait le grand voyage et leur trajet a strié l’humanité de flammes sombres.

    – Durant la guerre, les wagons à bestiaux ne repartaient-ils pas vers l’oubli ? Combien de voix de stentor aurait-il fallu pour briser le pesant silence ? A présent, la bétaillère est de nouveau peuplée. D’autres bêtes remplacent les boucs émissaires. Elles nourrissent toujours l’être humain, mais la raison, elle, et nous n’y pouvons rien, restera à jamais sur sa faim, ajouta-t-elle avec un sourire narquois.

    – Mais comment votre mère pouvait-elle rester silencieuse ? Même l’orage grondait sous un soleil inquisiteur découvrant la combustion de tant d’étoiles jaunes. Même le vent hurlait sous une lune fureteuse éclairant leur nuit éternelle. Alors pourquoi votre mère et tant d’esprits éclairés se laissaient-ils recouvrir par la couardise ? Pourquoi s’étaient-ils bouché les oreilles lorsque la locomotive sifflait la camarde dans un désert d’humanité ? Une fertile imagination guidait pourtant la haine jusqu’à la solution finale.

          L’expression de la jeune fille devint glaciale, elle se leva et partit s’asseoir ailleurs.

         Le train arriva à Auschwitz. Je descendis du train, mais je ne pouvais me résoudre à visiter les lieux. Car soudain, la jeune fille du train m’avait mis devant une évidence. Elle s’était défilée. Son attitude me donnait à penser que, pour elle, les années noires se ramenaient à la fatalité des perversités humaines s’usant avec le temps. Le hasard me l’avait fait rencontrer. J’avais rêvé de visiter avec elle le calvaire de mes parents. La présence d’une personne étrangère à notre drame aurait alors rejoint une mémoire collective. Mais à quoi bon continuer seul ? me demandais-je. Mon père m’avait déjà tout raconté, et moi j’en ferai part à mes enfants et ainsi de suite. Mais jusqu’à quand notre sang coulera-t-il l’abomination dans ces mots : «plus jamais ça» ? Dépité, je m’assis sur un banc et attendis le train du retour.

    David Frenkel (publié sur le site De Plume en Plume)

     

  • Bagatelles

    De l’ours en peluche

    A la bagatelle,

    Toutes les vétilles

    Paraissent nunuches

    Au regard d’un tel.

    Pourtant, ces broutilles

     

    Auxquelles s’attachent

    Nombre de sujets

    Gardent les reliques

    D’un passé sans tache

    Prenant ces objets

    Pour une réplique

     

    D’un beau souvenir.

    Choses imprégnées

    De mélancolie,

    Je vois l’avenir

    Sous une poignée

    De douce folie.

     

    Ô choses frivoles,

    Facteurs d’émotions,

    Happant le passé,

    Le temps qui s’envole

    Laisse mes actions

    Au vécu laisé

     

    Sur un bibelot.

    Quand la nostalgie

    Se matérialise,

    Moi, l’être falot,

    Goûte la magie

    Des menues bêtises

     

    Ornant mon salon

    D’impressions intenses.

    Beaux amusements,

    Vous en dites long

    Sur mon existence,

    Sur mes sentiments.

    David Frenkel

  • Le français mourant

    Le français, c’est un velours qui habille le balbutiement des pensées. L’harmonie des mots bien ordonnés vêt d’élégance la parole. La symphonie des phrases bien écrites habille de poésie la langue. Œuvre retouchée durant des siècles, sa mélodie s’invite dans toutes les bouches.

    Français, tu te meurs ; on te coupe, on te défigure. Tes belles expressions sont tailladées ; le verbe dépérit faute de génie. Le pataquès a été porté au pinacle ; la médiocrité est à la page.

    Une marée de néologismes, les vagues de l’anglicisme, submergent un passé plein de richesse, mettent au rebut les belles envolées. L’écume d’un verbiage plat jette aux foules la balourdise ; la bave d’une langue agonisante coule dans un désert de culture.

    Les cités répandent leur amertume sur les arcanes de la langue française ; foin de grammaire, place au vocable vulgaire. On jette aux orties l’expression savante ; trop de maux entourent les villes. La solitude citadine entame les mots ; rien ne rappelle l’aisance d’une langue lorsque des vies sont exsangues.

    Ne vous essoufflez pas langue de Molière dans les courses de la rue ; ne vous éteignez pas fanal d’un peuple dans les bras de la verte génération ; ne vous en allez pas belles-lettres au musée des langues mortes ; survivez dans le tumulte du commun.

    David Frenkel