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  • Une cuisine amoureuse

    Une cuisine amoureuse

         C’était un de ces jours gris de la fin du mois de novembre, celui qui vous rappelle votre solitude à l’approche de Noël. Malgré l’aspect clinquant des décorations, la tristesse flottait dans l’air de ces rues mal pavées et jonchées de détritus, de ces carrefours où les moteurs pétardaient sous les néons à la lumière blafarde, de cette grande place enveloppée par une brume troublant une foule transie qui se pressait en rangs serrés vers la bouche de métro. J’étais d’humeur grise. Ce centre urbain plombait les relations humaines et, de plus, j’avais faim. Je longeais les rues commerçantes ; au bout d’un moment, mes yeux furent attirés par une enseigne lumineuse bleue qui clignotait. Je lus : « AU RELAIS DU BONHEUR». En lisant l’enseigne, j’eus la prémonition d’une heureuse rencontre, aussi passai-je la porte à l’enseigne prometteuse. J’étais dans un petit établissement ; la salle était emplie de personnes, jeunes pour la plupart, qui avaient pris place autour d’une table ronde en bois d’ébène. La table était recouverte d’une nappe en plastique transparent. Des soupières en porcelaine se dressaient en rang aligné dans les espaces limités à une dizaine de convives. Les gens se servaient un pot-au-feu à la louche tout en devisant joyeusement dans un brouhaha d’agape. L’odeur de ce met me mettait l’eau à la bouche. Je m’avançai dans la salle en rasant les murs tapissés de papier à fleurs. Les dessins de tulipes, de roses et de narcisses donnaient une touche de gaieté à la salle. Un haut plafond orné de moulures à figures humaines avait l’air de m’observer malicieusement. Je n’avais pas remarqué qu’une jeune femme postée à l’embrasure de la cuisine m’avait également repéré. Elle vint vers moi et m’interpella :

    – Bonjour, Monsieur, faites-vous partie de la société « Art et Culture » ?

    Ses yeux bleus faïence me déshabillèrent ; j’eus soudain l’impression que mon personnage falot se présentait à elle sans aucune pudeur. Bien que n’ayant que quarante-deux ans, mon esprit avait l’âge d’un vieillard. J’étais gérant d’affaires indépendant et avais une situation aisée, mais mon cœur était pauvre. Sans cesse occupé à faire fructifier ma petite entreprise, je n’avais pas le temps d’avoir de violons d’Ingres. Mes loisirs consistaient à dormir de tout mon soûl. De plus, j’étais atteint d’une déficience physique. Mes deux jambes atrophiées, séquelle d’une maladie d’enfance, me mettaient à l’ombre. Elles me confinaient dans la solitude des exclus. J’étais sourd aux cris de la passion, je m’arrêtais aux portes de l’amour tant j’avais la conviction que mes bien-aimées pousseraient des cris d’horreur à la vue de mes fumerons. Je me contentais d’amours vénaux.

    – Non, Madame, je cherche une table.

    – Malheureusement, aujourd’hui, notre restaurant est réservé pour cette association, dit-elle d’un ton grave.

    Sa voix de violoncelle répandait en moi le vibrato d’un cœur à prendre. J’en étais troublé. J’avais devant moi une beauté. Son visage régulier nullement maquillé dégageait la plénitude de son être. J’insistai :

    – Ne pourriez-vous pas faire une exception ? Je suis prêt à payer ma part au prix fort.

    – Mais c’est impossible, vous ne faite pas partie de ce groupement. Et, où voulez-vous que je vous mette ?

    Les narines de son petit nez épaté vibraient à chacun de ses mots comme pour souligner la cocasserie de la situation. Je saisis la balle au bond et la suppliai :

    – Pourquoi pas dans la cuisine ?

    Elle resta bouche bée. Après quelques instants, ses lèvres lippues esquissèrent un sourire moqueur qui ne tarda pas à devenir enjôleur. Elle plissa légèrement son front bombé, secoua sa crinière blonde, puis dit sur un ton d’hôtesse d’accueil :

    – Venez, suivez-moi.

    Je m’empressai de la suivre. Elle avait une démarche féline. Une fenêtre mal fermée laissait entrer un vent coulis qui ébouriffait ses cheveux ; sa nuque hâlée aux frisettes sautillantes me faisait des œillades. Avant d’entrer dans la cuisine, elle déclara sur un ton qui se voulait sévère:

    – Je ne comprends pas votre obstination ; il y a tant de restaurants dans cette ville. Faut-il absolument que vous mangiez ici ?

    Elle était vêtue d’un corsage sans manche. J’observai ses bras joignant le geste à la parole ; ses petits biceps se gonflaient au rythme de sa véhémence, formant une mignonne petite bosse.

    – Je suis fatigué, et j’ai une faim de loup, lui répondis-je sur un ton implorant. Prenant un air pastoral, elle renchérit :

    – Sachez que la société « Art et Culture » ne renvoie jamais personne, c’est pourquoi je ne vous chasse pas. Toutefois, je vous trouve bien mystérieux. Au fait, quel est votre prénom ?

    – Martial, me hâtai-je de lui répondre.

    – Le mien, c’est Amandine. Martial, puisque je vous fais manger dans la cuisine, vous êtes mon invité.

    Il me sembla qu’elle prononça ces paroles avec un zeste d’émotion.

    Amandine poussa le vantail et nous pénétrâmes dans une grande cuisine. Les murs étaient parés de carreaux en faïence verte. Le parquet vitrifié recouvrait un plancher en bois ciré. Des ustensiles de cuisines cuivrés, argentés, étaient rangés dans des armoires à glace à moitié ouvertes. L’encoignure regorgeait de condiments, de légumes et de fruits. Sur la grande cuisinière à gaz, la grande bouilloire sifflait ; le pot-au-feu reposait dans la grande cocotte ; les poêles à crêpes attendaient leur tour sur une petite table roulante. D’autres, qui avaient déjà servi, étaient entassées dans le lave-vaisselle. Des passoires remplies de feuilles de laitues avaient été posées sur la paillasse d’un évier ; quantité de salades n’avaient pas trouvé preneur. Amandine me présenta l’équipe de cuisine, puis s’adressa à eux :

    – Martial est un ami, il n’a pas trouvé de place dans la salle, aussi allons-nous lui faire ici une petite place.

    Leur toque blanche me faisait penser à la nue voilant mon azur car, poussé par un désir exacerbé, mes yeux ne cessaient, pendant les présentations, de capter le regard pourtant déstabilisant de l’amphitryonne ; à mon grand dam, les carreaux d’Amandine ne rencontrèrent pas les miens. Se tournant brusquement vers moi, Amandine me prit pourtant par la main et cria au petit groupe :

    – Soyez gentils, débarrassez la table près de la fenêtre !

    Sa paume chaude me parlait. J’avais l’impression qu’elle susurrait à mon oreille : « Je sais de quoi tu souffres ». Ses manières avenantes me troublaient. J’étais éperdu de bonheur mais j’éprouvais aussi une certaine gêne. Avait-elle repéré mes défauts ?

    Tout le monde s’affaira autour de la table de cuisine. L’un ôta les épluchures de carottes, un autre enleva les restes d’oignons, un troisième débarrassa la table des quelques hachoirs et des quelques couteaux qui y traînaient encore. Quant à Amandine, elle nettoya ma place et mit le couvert. Son affairement était un oreiller de caresses sur lequel mon esprit se reposait quelques instants.

    ‑ Martial, à table ! entonna-t-elle.

    D’un pas allègre, je me dirigeai vers la table. Amandine me plaça dos aux fourneaux afin, sans doute, que je ne visse point ce qu’elle était en train de me préparer. Toutefois, les armoires à glace me renvoyaient sa silhouette. J’observais à la dérobée l’amphore de ses fesses recueillir la sensualité suintant au long de son corps. Elle me présenta deux œufs au plat. Mon désir cuisait sur une âme brûlante alors que je voyais l’albumen crépiter sous les disques germinatifs. La proximité de son corps dégageait un effluve sensuel qui m’enivrait. Je fus pris d’un léger vertige ; je me cramponnai à la table.

    – Vous n’avez pas l’air d’être dans votre assiette, me dit Amandine à voix basse.

    Sa voix semblait sortir d’une alcôve où le badinage des amants repus emplit l’atmosphère d’une douce jouissance. Avais-je gagné son cœur ? Je sentais une certaine complicité s’installer entre nous.

    – Oh, vous savez, cela ira mieux quand j’aurai mangé, murmurai-je pour rester dans l’humeur du moment.

    – Alors, qu’attendez-vous ? Bon appétit !

    Elle prononça ces mots sur le même diapason.

    Lorsque Amandine me tendit le panier à pain, ses mains à la peau de satin effleurèrent mon visage. Ma fièvre était telle, que je savourai ce premier mets à toutes petites goulées afin de faire durer le plaisir ; j’avais l’impression de me nourrir de l’amour qu’Amandine avait mis dans l’élaboration de cette entrée pourtant ordinaire. Pendant que je mangeais, elle sortit de la pièce pour s’affairer autour des clients. Quand j’eus fini, je trompai mon attente en observant le plafond peint. Cette fresque représentait des fruits et des légumes. Cet assortiment des productions de la terre me poussait à la méditation. Je me disais que les beaux fruits sont le résultat de l’union des dissemblables. Je rêvais du beau bébé qui pourrait voir le jour si Amandine venait à m’épouser.

    – Alors, on rêve !

    La voix enjouée de mon hôtesse me fit sursauter.

    - Un... Un peu, bégayé-je.

    – Le rêve, c’est le sel de la vie ! m’exclamai-je après quelques instants.

    J’étais content de ma maxime.

    – Oui, à condition que celle-ci soit fade, rétorqua-t-elle en me faisant un clin d’œil.

    – Effectivement. Mon activité professionnelle prend beaucoup trop de place dans ma vie ; je n’ai pas le temps d’avoir d’autres intérêts, lui dis-je avec regret.

    – Et vous, le restaurant est-il votre unique raison de vivre, êtes-vous prise ? me hasardai-je à lui demander.

    Ce n’était pas moi qui lui avais posé cette audacieuse question mais un pauvre bougre enchaîné à la platitude de son existence. Il avait pris ma place et était prêt à se faire rabrouer. L’effronté s’accrochait à une femme qui lui faisait perdre le sens des réalités.

    – On en reparlera après que vous avez goûté le pot-au-feu, mais mangez d’abord la salade, ordonna-t-elle.

    – Je laisse la potée encore mijoter un peu afin qu’il soit à point pour vous, s’empressa-t-elle d’ajouter.

    J’étais confus. C’est à peine si je prononçai un « Merci ». Ces deux derniers mots : « pour vous », avaient assaisonné la deuxième entrée d’une touche aphrodisiaque. Le cabus pimenté de basilic excitait mon ardeur. J’avais envie d’humecter mes lèvres en baisant sa lippe cuisse de nymphe émue. Aussi attendais-je avec impatience d’avaler cette soupe saupoudrée des sentiments d’Amandine. Je me jetai sur cette nourriture en me brûlant la langue, tant était grande ma passion. Je mastiquai le bœuf bouilli en m’imaginant vaincre toute résistance. Les légumes à la délicieuse saveur me faisaient voir l’avenir sous un ciel bleu. Je remarquai qu’elle n’était pas retournée tout de suite dans la salle ; elle était restée un instant debout près de moi comme une épouse jouissant de la sustentation de son époux.

    A peine eussé-je fini, qu’elle revint et déclara :

    – Je ne travaille pas dans ce restaurant. Je suis au service de la Société « Arts et Culture » depuis six ans et je n’ai aucun amoureux, si c’est à cela que vous pensiez tout à l’heure.

    Ces dernières paroles m’ébaudirent ; je ne pus maîtriser mon ébahissement. J’avais la bouche ouverte ; elle s’esclaffa. Son rire me fit frémir. Je me demandais comment une femme si aguichante pouvait ne pas avoir d’amant ? N’était-elle pas encline aux plaisirs ? Recherchait-elle l’amour saphique ? Je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer :

    – Comment se fait-il que vous, Vénus, viviez seule ?

    – Vous savez, la beauté attire l’éphémère. Elle occulte la personnalité de l’individu. Les hommes que j’ai connus ont été éblouis par mes formes. Une fois rassasié, ils s’en sont allés voir ailleurs sans chercher à me connaître.

    L’équipe de cuisine, trop affairée à la préparation des crêpes Suzette, ne prêtait guère attention à notre conversation. Je la questionnai à brûle-pourpoint :

    – Et vous-même, Amandine, n’êtes-vous pas attirée par l’apparence des hommes, cherchez-vous vraiment d’autres qualités ?

    Elle perdit de sa superbe, son visage s’empourpra, elle balbutia :

    – Non, la preuve, vous ne m’êtes point indifférent. Puis, elle poursuivit doucement mais avec ardeur :

    – Vos cheveux en désordre, votre nez crochu, votre allure gauche, n’ont rien d’excitant. Pourtant, vous avez un aspect, une attitude insolite qui m’enchantent. Lorsque je vous ai vu, j’ai été frappé par votre dégaine puis par votre obstination maladroite. Dès que nous avons échangé les premières paroles, j’ai compris que je vous avais touché. Vous cherchiez par un prétexte à vous rapprocher de moi. Cela tranche avec les autres prétendants qui, d’un air assuré, se sont permis certaines familiarités en pensant que leur physique avantageux était un passe-droit pour la grossièreté ; ces messieurs étaient persuadés que je n’attendais qu’eux. Il est vrai que, face aux beaux gosses, je n’ai pas toujours fait la fine bouche, mais c’étaient des aventures sans lendemain. Il est tout aussi vraisemblable que, si, moi, j’avais été laide, vous ne m’auriez même pas regardée. Sachez pourtant que, si la nature vous avait gâté, vous m’auriez été indifférent malgré vos atouts. Votre comportement m’aurait amenée à vous considérer comme un imbécile. Mais votre physique ingrat m’a fait prendre une autre attitude. Vous avez pris votre courage à deux mains pour me conquérir. Votre insistance a fait naître en moi un profond sentiment. Votre volonté m’enchaîne à l’amour que vous avez pour moi. Il ne vous est pas venu à l’idée que je vous servirais, que je parlerais avec vous et, malgré tout, vous avez insisté pour manger dans cet établissement, rien que pour profiter quelques instants de ma présence. Cela m’a vraiment touchée. Vous m’avez convaincue que, lorsque nous seront vieux, votre force de caractère aura raison des faiblesses physiques et maintiendra ensemble ce que nous aurons construit jusque ce que la mort nous sépare.

    Un ange passa. Amandine fit diversion en lançant à un jeune cuisinier :

    – Une crêpe Suzette pour Monsieur ! Non, deux ! J’en prends également.

    Une larme à la fois de bonheur et de désespoir humecta mes yeux. Je m’enhardis et murmurai plaintivement tout en espérant qu’elle ne m’entendît pas :

    – J’ai honte de me déshabiller, mes jambes malades pourraient vous indisposer.

    Sans un mot, elle s’assit en face de moi tout en m’enjoignant du regard d’attaquer le dessert qu’on nous avait amené. Son petit menton rond montait et descendait au rythme d’une jouissance intérieure qu’on éprouve lorsque la langue goûte la saveur d’un plat. J’avais l’impression que ses mouvements mentonniers avalaient ma gêne. Savourant en silence avec Amandine la douceur d’un plaisir innocent, je souhaitais que cette table partagée soit les prémices d’une jouissance qui atteindrait bientôt son paroxysme. Je fus comblé car, quand nous eûmes fini, elle se leva, me prit par la main et me dit :

    - Mais, diable, pourquoi ta main est-elle froide ? Allez, viens ; je la réchaufferai à jamais sur le feu d’une cuisine amoureuse.

    David Frenkel (Nouvelle publiée aussi sur le site De Plume en Plume)

     

     

     

  • Humeurs aériennes

    La fraîcheur d’une brise

    Quand je ne me maîtrise,

    Le souffle d’une bise

    Quand mon être s’enlise,

    Me comblent et m’apaisent,

    Je deviens rempli d’aise.

     

    La tempête du grain

    Pénétrant dans mes reins,

    L’agitation du vent

    Qui malmène l’auvent,

    Fouettent mes énergies,

    Secouent ma léthargie.

     

    Un fort courant d’air

    Mettant tout en l’air,

    Toute la végétation qui ploie

    Lorsque la tempête fait la loi,

    Est la naturelle violence

    Me confinant dans le silence.

     

    Le zéphyr caressant les mammifères,

    Lorsqu’il calme et berce l’atmosphère,

    La régularité de l’alizé

    Murmurant une joie maîtrisée,

    M’aspirent vers l’immensité

    De la divine volupté.

     

    Le foehn réchauffant la vallée

    Lorsque le froid s’est installé,

    Le sirocco qui balaye

    L’humidité de la veille,

    Consolent ma personne

    Quand j’aperçois l’automne.

     

    L’autan annonçant l’orage

    Quand le ciel est sans nuage,

    La nature ne pouvant relever le gant

    Quand elle est submergée par l’ouragan,

    M’absorbent pourtant dans la tristesse

    Et asphyxient mes allégresses.

     

    La turbulence de notre oxygène

    Se mesure à la nature humaine ;

    Elle peut nous conforter

    Mais aussi nous désorienter.

    David Frenkel (publié aussi sur le site De Plume en Plume)