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UN PEU DE TOUT - Page 17

  • L'absence qui éclipsait l'autre

            A l’âge de deux ans, j’attrapai la poliomyélite. Si je retrouvais l’usage de mes jambes au bout de quelques jours, elles demeuraient toutefois atrophiées.

    C’était le premier mardi après-midi de ma première année d’école obligatoire. Nous nous rendîmes à la piscine pour y suivre des cours de natation. Lorsque Alexandre, mon camarade, me vit en caleçon de bain, il lança :

    – Hé ! Regardez les jambes de Romain, elles sont toutes minces.

           Comment avais-je osé exhiber des jambes qui n’entraient pas dans la norme corporelle, semblait-il sous-entendre. J’avais été entouré jusqu’ici uniquement de gens ne s’attardant pas sur mon infirmité. Mais après un jour de scolarité, je fus abruptement mis en présence de l’autre. Cet autre avait le coup d’œil cruel et la langue perfide. Son regard avait déchiré mon tissu social et sa remarque m’avait relégué pour le restant de mes jours dans une infériorité. C’était la première fois que j’avais été confronté à lui ; je le redoutais, le jalousais et le détestais déjà. Je le redoutais car seule la cinglante répartie aurait pu mettre du baume sur les plaies de l’amour-propre. Or, je bégayais maladivement suite à une blessure au contact d’une situation enfouie dans les limbes de ma mémoire; lorsque j’avais interrogé mes parents à ce sujet, ils ne m’avaient été d’aucune aide. Je le jalousais car le poids de la honte ne pesait pas sur ses membres. Le mollet musclé bombant le fier galbe de mon camarade narguait mes gambettes débiles ; j’avais hâte de me rhabiller. Je le détestais car il me semblait que son air jovial soufflait la froide sentence : la tare m’accompagnerait jusqu’à la fin de mes jours. Les jours se suivirent et avec eux le cortège des souffrances morales lorsque mes jambes nues, contrastant désagréablement avec les traits fins de mon visage, me précipitaient impitoyablement dans un monde ubuesque condamnant mon esprit à l’estrapade. Habillé, j’étais au niveau de l’autre ; mais une fois déshabillé, je devenais son inférieur.

             Je devais avoir onze ans, je participais à un énième cours de natation. Après un nombre incalculable de leçons, j’étais toujours incapable de faire deux brasses de suite sans l’apport d’une bouée. Le maître nageur demeurait évasif lorsque mes parents, inquiets, le questionnaient sur ce sujet. J’étais peut-être paralysé par un sport qui me dévêtait. La brusquerie de ses injonctions ne m’encourageait guère, au contraire elle me pétrifiait. Il faut dire aussi que je ne l’intéressais pas outre mesure. Sans doute gardait-il son énergie et sa salive pour les bêtes de la natation. En ce jour, il ne put donner son cours ; c’était la première fois, depuis le début de ma scolarité, qu’il fit défection. Son remplaçant m’appela lorsqu’il me vit patauger, entouré du viatique des débutants ; je me dirigeai vers lui, et il me demanda :

               – C’est ton combientième cours de natation ?

               – Vous savez, j’en ai déjà tellement eu, soupirai-je.

               – C'est-à-dire ? insista-t-il.

               – Cela fait cinq ans que j’essaie de nager sans bouée, et je n’y arrive toujours pas.

               – Prends ta bouée et allons dans le petit bassin, à cette heure il n’y a pas grand   monde. Tu nageras, je te dirai quand il faudra t’arrêter, m’ordonna-t-il sur un ton diablement doux.

               L’humeur débonnaire de cet homme me mit soudain en confiance. Euphorique, je me sentais pousser des ailes ; bientôt, j’apprivoiserais l’eau, me dis-je. Je m’exécutai. Au bout d’un quart d’heure, il plongea dans l’eau et me demanda :

               – Es-tu fatigué ?

               – Je lui fis non de la tête.

               – Mais c’est absolument parfait ! s’exclama-t-il. Tes mouvements sont parfaitement  synchronisés. Il suffit simplement de faire la même chose sans te reposer sur Archimède. Nage en effectuant les mouvements appropriés, et tu ne te noieras pas, me dit-il en me caressant la tête.

               Nous retournâmes vers la piscine olympique. En route, nous tombâmes sur Alexandre ; une camarade de classe l’accompagnait. Après lui avoir glissé quelque chose à l’oreille, les deux fixèrent mes jambes et éclatèrent de rire. Comme la vague salissant sous le vent, la tumeur de mon amour-propre apparut sous le lazzi des deux benêts ; leur moquerie avait fait jaillir en sanglots la peine qui gisait depuis longtemps dans l’abîme du sous-homme. Le maître nageur essuya mes pleurs avec son mouchoir puis il me plaça au bord de la piscine et me dit :

              – C’est vrai, tes jambes sont mal faites, mais l’essentiel n’est-il pas qu’elles te fassent avancer ? Le regard que l’autre porte sur elles n’influe aucunement sur ton destin, il est entre tes mains. Nombre de gens bien musclés sont insatisfaits faute de n’avoir pas cultivé le dépassement de soi. Défie le regard de l’autre en plantant ta performance dans la pupille de celui-ci ; elle l’éblouira à telle point que l’autre deviendra aveugle à ton atrophie infâme.

               Sur ces mots, il me poussa dans le bassin. Mon corps coula à pic. Étourdi, je commençai à aspirer l’eau lorsque l’image de la camarde, sous forme d’un gouffre froid dans lequel je m’imaginais tomber sans discontinuer, me fit réagir. A l’aide de mon pied, frappant violemment le fond de la piscine, je remontai à la surface. Le maître nageur se tenait près de moi. Il me félicita pour mon bon réflexe et ajouta :

               – Je voulais tester ta réaction. Fais maintenant les mêmes mouvements que tout à l’heure et nage jusqu’aux escaliers de la piscine, je reste à tes côtés.

                Les mains et les pieds se mirent en mouvement, je nageais comme par enchantement.

                                                        Ô douce volupté,

                                                       Eau, maîtresse de l’univers,

                                                       Même si l’amour ne devait pas me submerger,

                                                      Je flotterais sur toi jusqu’à la fin de mes jours,

              pleurai-je de joie. Lorsque j’atteignis les escaliers, le maître nageur m’embrassa sous les yeux ahuris d’Alexandre. La surprise le jeta en pâmoison, le paria s’était révolté. Eh oui, l’autre, l’œil marri, n’allait plus jamais s’attarder sur mes fumerons. Toutefois, lorsque je lui adressais la parole, son sourire narquois semblait me dire : si la natation marque tes jambes du sceau de la normalité, ta déficience verbale résonne de débilité mentale. Jusqu’à la croisée des chemins de notre vie, l’intelligence, dans l’esprit de l’autre, bégayait aussi.

               Après l’école obligatoire, je perdis Alexandre de vue.

               Un soleil empressé m’accompagnait en ce jour du mois de septembre. Il s’invitait à la cérémonie d’un concours d’écriture au cours de laquelle le président du jury me remettrait le premier prix. Le concours avait pour thème : « message d’amour sur un répondeur ». Si la réalité ne m’avait pas encore promise à aucune fille, la passion frivole, elle, sous les traits d’une muse, se montra généreuse en s’intéressant au concupiscent. Mon texte s’intitulait : « L’amour entre les mains d’un répondeur ». Je pris place dans l’auditorium. Ma surprise fut grande lorsque j’aperçus la fille à qui mes phrases étaient adressées, elle était assise devant moi. S’était-elle enquise de mon nom après avoir écouté mon message ou était-elle dans ce lieu pour d’autres raisons ? me demandai-je. Le jury entra et fit, après les discours et félicitations d’usage, lecture au public de l’œuvre primée. Je fixai les oreilles de la fille comme si je lui répétais :

               Belle inconnue, bonjour ! Je vous ai aperçue il y a peu de temps. Je rentrais de mon travail entre chien et loup. Le train était bondé, et vous vous teniez à quelques pas de moi. Vous me paraissiez si sombre et si lumineuse à la fois. Je vous imaginais à travers vos cheveux d’ébène reflétant des brindilles d’amour calciné, mais je vous envisageais aussi à travers vos yeux de biche, d’un noir profond, diffusant une passion étoilée. Comme le soleil s’apprêtant à darder ses rayons sur la lune, votre fureur se préparait à percer l’ombre amoureuse lorsque vous avez sorti votre portable de votre sac. Sur un ton réprobateur, vous avez dit à votre interlocuteur qu’il ne fallait pas confondre le commerce et le cœur. Vous étiez prête à lui vendre votre voiture et lui avez demandé s’il était disposé à s’aligner sur votre prix. Puis, prenant une voix envoûtante, vous lui avez prié de vous donner de ses nouvelles en laissant un message sur votre répondeur, car vous partiez le soir même en vacances, et votre portable n’avait pas de boîte vocale. Lorsque je vous ai entendue lui donner le numéro de votre téléphone fixe, l’espoir de servir vos ardeurs vrombissait dans ma tête comme un essaim de cupidons. Je vous avais observée durant toute la conversation. Votre emportement faisait palpiter sensuellement les narines de votre petit nez en trompette. Vos lèvres avaient l’air de prendre à témoin la fleur dissimulée entre vos cuisses. Votre oreille ornait élégamment, comme un col de dentelle, votre téléphone bleu. Votre main si délicieusement féminine relevait gracieusement une mèche rebelle s’agitant sous le vent coulis. Devant tant d’attraits, je désirais enfouir ma tête dans le creux de vos seins, et boire la sève montant de vos reins. Le courant d’un désir m’amène vers vous. Sans crainte d’échouer contre votre réprobation, je me laisse emporter comme un rêveur au fil de l’eau. Sachant que vous ne m’écoutez pas, ma présente déclaration flotte sur un espoir voluptueux qui s’évanouira ou prendra corps au fond de votre oreille. Rappelez-moi au plus vite au vingt, cent neuf, trente-et-un. Entendez aussi par là : mon appel n’aurait pas été vain, si du sang neuf me mettait sur mon trente et un. Votre beauté sanglote en moi, elle me fait trembler. Dans l’attente de votre coup de fil, la divinité que votre allure et votre expression inspirent m’aidera à traverser le couloir d’une attente interminable. Je ne sais si dans le chaudron de vos amours un autre amant bout déjà. Si tel devait être le cas, mes paroles galantes se consumeraient avec joie sur le couvercle de votre cœur en feu. De leurs cendres renaîtraient, j’en suis certain, d’autres mots enflammés échauffant alors l’amante à moi consacrée. Je ne vous embrasse pas car, vos appas ne m’entourant pas, mon baiser risque de ressembler à un amuse-bouche qui laisse le pique-assiette sur sa faim.

              Les applaudissements crépitèrent. Alors que je me dirigeais vers l’estrade pour recevoir mon prix, mes genoux se dérobaient sous moi. J’avais reconnu Alexandre, l’autre, il avait donc primé mon texte. Je ne l’avais pas revu depuis dix-huit ans, cependant le visage taillé à la serpe et les yeux en boutons de bottine portaient sa marque indélébile. Toutes mes félicitations, Romain, me dit-il en me donnant l’enveloppe. Puis il me demanda :

              – Ta prose, est-ce une fiction ou un récit autobiographique ?

              – Un récit autobiographique.

              – Je parie qu’elle est dans la salle, ajouta-t-il en exécutant une mimique.

              Je ne réagis pas et m’en allai serrer la main des autres membres du jury. En regagnant ma place, j’aperçus à mon grand dam que la fille s’était évaporée. Si le sourire narquois de l’autre disparaissait derrière le rictus soulignant l’ombrage que mon succès mettait dans son esprit, la récompense que je tenais entre mes mains ne consolait pas le vert galant.

    David Frenkel

  • Souhaits

    Que ta gracieuse majesté

    Me fasse goûter la volupté

    De l’élixir d’amour

    Qui me rende un jour

    Charitable envers les autres

    Comme le prônaient nos apôtres.

     

    Que ton incommensurable beauté me fouette

    Et me fasse vraiment voir les arts à facette

    En m’imprégnant dans un monde spirituel

    Où la joliesse se rit des péchés véniels

    Lorsque l’artiste a grandement souffert

    Pour émerveiller les gens sur cette terre.

     

    Que ta splendide harmonie

    Ait raison des tyrannies

    Qui nous assaille durant notre vie

    En ne demandant pas notre avis

    Et créent des déséquilibres

    En polluant à l’air libre.

     

    Que ton charme irrésistible

    Atteigne maintenant ses cibles

    En neutralisant le malheur

    Et en faisant cesser les pleurs

    Qui laisseront la place

    Au bonheur qui enlace.

     

    Que ta démarche ailée

    Me donne envie d’aller

    Là, où toutes les passions brûlent

    Les corps qui sont sous la férule

    D’un sentiment amoureux

    Rendant les hommes heureux.

     

    Que tes yeux pétillants et perçants

    Découvrent nos défauts agaçants

    Afin que la honte nous submerge

    Et que le repentir nous asperge

    En lavant notre crasse

    Et ôtant toutes traces.

     

    Que ta bouche charnue embrasse

    Ceux que l’amour chaste terrasse

    Et console les chairs déçues

    David Frenkel

  • Femmes de mer (nouvelle)

          C'était son premier jour de course en solitaire. Catherine avait laissé derrière elle La Rochelle : les tours du Vieux-Port dardant leurs flèches gracieuses, les maisons gris anthracite aux regards un brin méphistophéliques et le muret calcaire aux touffes brunâtres. Son moral sombrait de plus en plus dans les abysses atlantiques, car après à peine une heure de course, son voilier s'essouffla à la faiblesse du vent.

    *

    * *

          L'année dernière Catherine fut licenciée par le directeur de la Chambre de commerce et d'industrie. Elle y exerçait les fonctions de coordonnatrice administrative et événementielle.

         Ce jour là, elle se rendit à son labeur prête à se battre comme une lionne pour dénicher les nids pouvant, pour une nuit, abriter les drôles d'oiseaux qui participeront au raout triennal des anciennes célébrités. Arrivée sur son lieu de travail, enivrée d'énergie laborieuse, elle se trouva soudain nez à nez avec le directeur qui l’accueillit avec un bonjour sorti tout droit de la bouche enfiellée d'une glacière. Il lui dit : «  Vous tombez bien, j'ai justement quelque chose à vous dire, venez, suivez-moi dans mon bureau. » Et d'un pas pressé, il prit la direction de celui-ci, sans lui adresser ni un regard ni un sourire. Elle le suivit d'un pas tremblotant, ne comprenant pas la raison d'une telle attitude. Arrivée devant la porte, au lieu de s'effacer pour la laisser passer, il se dirigea vers son bureau et, gardant le dos tourné, il lui ordonna d'un ton péremptoire de s'asseoir dans la chaise qui lui faisait face. Sans s'enquérir de sa personne, il lui déclara sans détour : « Je suis obligé de vous licencier, car j'ai reçu des plaintes émanant des anciennes célébrités, vous ne leur avez toujours pas trouvé un hébergement adéquat. - Mais monsieur, ils ont décidé cette année de se réunir en pleine saison touristique, vous savez comme moi que les gîtes ne sont pas extensibles. Sa voix chevrotait, pleine de larmes contenues. -  Vous connaissez la date de leur réunion depuis bien longtemps, rétorqua-t-il. Mais non monsieur, je ne la connais que depuis trois semaines lorsque vous m'en avez informé par téléphone, cria-t-elle presque, désespérée. Non, Je vous ai juste rappelé que la date approchait ; cela fait bien neuf mois que je vous l'ai communiqué par mail, répliqua-t-il arrogamment. Je vous assure, monsieur, que je n'ai rien reçu de votre part, insista-t-elle avec des trémolos dans sa voix. Vous avez sûrement dû mettre par mégarde le message à la corbeille, vous êtes tellement distraite, lui répondit-il avec un sourire sardonique.  Pourriez-vous me l'imprimer ? lui demanda-t-elle d'une voix mal assurée, à peine audible.  Devenu blême, il vociféra :   Sous-entendriez-vous que je mens, mais pour qui vous prenez-vous ? Allez, prenez vos affaires et quittez cette maison au plus-vite. »Secouée par de gros sanglots, elle quitta le bureau en courant, laissant la porte ouverte. Elle subissait cette mise à pied comme un outrage à son égard. Ne s'était-elle donc pas donné corps et âme à cette entreprise ? Elle ne pouvait plus compter les heures supplémentaires qu'elle y avait effectuées à titre gratuit. Mais ce qui l'affligeait le plus dans ce licenciement, c'était le masque inhumain dont s'était affublé le directeur. Pourtant, sans aller jusqu'à se lier d'amitié, de subreptices connivences les unissaient. Souvent, en sortant du bureau, ils empruntaient le chemin menant au relâchement aviné, qui passait par un estaminet, et longeaient paresseusement les rives de l'ivresse. Aussi s'étaient-ils tant de fois arrêtés au temple de la gastronomie pour y célébrer les agapes autour d'une bonne table. Alors, plus elle y pensait, plus elle se convainquait que sa soi-disant faute servait de prétexte pour la licencier, car son salaire devait peser trop lourd dans l'entreprise. Elle se mortifiait à l'idée que dans les ratios de rentabilité économique, le devoir d'humanité et l'amitié envers une ancienne employé ne fussent guère prises en compte.

    *

    * *

          Cela lui coûtait de devoir congédier une employée consciente de ses responsabilités, motivée, qui savait résister à certaines pressions inhérentes à sa fonction. Mais que pouvait-il faire face à la houle du désir, sinon de lui résister ? Or, il s'en sentait de moins en moins capable. Brillant au firmament de l'amour, la silhouette féline de son employée risquait à tout moment de le rendre aveugle à une réalité implacable. Marié et père de quatre enfants, la routine rassurante du cocon familial, loin des tumultes de la vie ne s'accorderait guère avec un amour clandestin. Ceci d'autant plus que sa sa fragile carapace ne lui permettrait pas de survivre dans le labyrinthe du mensonge, se disait-il. Alors, il chercha dans les tréfonds de son imagination un moyen de se débarrasser du tourbillon de la passion enflammée qui risquait de l'entraîner dans une relation amoureuse effarouchante. Il tomba alors sur la plainte des anciennes célébrités : sa préposée ne leur avait toujours pas trouvé de logement à quelques semaines de leur conférence. Il se dit donc qu'en s'appuyant sur une menterie, sur un courriel qu'il lui aurait envoyé, il la chargera d'une faute méritant le licenciement. Aussitôt envisagé, aussitôt fait : le lendemain, à peine l'eut-il aperçue qu'il la convoqua dans son bureau et joua le directeur plein de morgue. Puis il se mit dans la peau d'un acteur jouant la turpide comédie. Il s'y était si bien identifié, qu'il s'était surpris à piquer une colère lorsque l'employée lui demanda de lui imprimer une copie du courriel. Cependant, lorsqu'elle quitta le bureau, les larmes de l'amour inondèrent une âme déjà prise de remords.

    *

    * *

         La souffrance morale maintenait Catherine durant des mois dans un état léthargique. Elle vivait comme un zombie ; le va-et-vient des sentiments haineux l'empêchait de réfléchir à son avenir. Un jour, assaillie par une rage de dent, elle se rendit chez un dentiste dont le cabinet se situait près du port. C'était le jour de départ de la mini transat. Lorsqu'elle arriva, les voiliers voguaient sur la mer depuis dix minutes, et la foule admirative, tardait, comme à regret, à quitter les lieux. Elle fut frappée par le déploiement grandiose des voiles qui soulignaient à l'envie l'allure altière des bateaux. Elle enviait les barreurs et les barreuses qui s'habillaient de cette fierté. Elle eut soudain envie d'y envelopper son être humilié. Même si elle devait être la lanterne rouge, se dit-elle, participer à la transat flatterait grandement son amour propre, surtout qu'aux yeux du public, nous sommes tous, au départ, des vainqueurs potentiels. Il fallait croire que le sortilège de l'image de la mini transat la tira d'une mer de rancœur et la transporta dans un havre de paixelle se sentait pousser des ailes. Elle désirait tellement être au prochain rendez-vous du gratin de la voile de compétition qu'elle ne pensait plus qu'à une seule chose : comment trouver le financement d'une telle course. Peu de jours après, l'idée lui vint d'aller trouver des personnes voulant bien lui octroyer une aide financière. En contrepartie, elles auraient vu leur nom figurer sur le voilier. Elle fit appel à sa tante qui travaillait dans une entreprise de cosmétique et elle contacta de potentiels mécènes. Après six semaines, elle dut déchanter devant les moqueries à peine voilées des chefs d'entreprises. Quel pouvait bien être le poids publicitaire d'une nouvelle venue dans la course au large ? Fortement découragée, elle décida d'affronter à nouveau une réalité terre-à-terre. Elle reprit son bâton de pèlerin pour aller frapper à la porte des employeurs. Un jour, se rendant, résignée, à la Maison de l'Emploi, elle croisa sur sa route les anciennes célébrités qui se promenaient. « Eh, bonjour Catherine, qu'est ce que vous devenez, vous ne travaillez plus là-bas ? Non. Ils m'ont viré. Ça alors ! s'exclama Pierrette, une ancienne joueuse de tennis qui lui avait confié son chien trois ans auparavant. Figurez-vous, poursuivit-elle que nous logeons dans la villa de votre directeur, incapable qu'il était de nous trouver un logis. Eh oui, renchérit Catherine.» Un attroupement se forma autour d'elle, alors que débondant son ressentiment, elle leur racontait ce qui s'était passé. « Avez-vous retrouvé du travail ? la questionnèrent-ils tous en chœur.» Elle leur parla alors de son rêve devenu chimère par manque de fonds. Pierrette toisa les gens autour d'elle. Un ancien footballeur, prénommé Alexis, prit alors la parole : « Écoutez, votre histoire a des points communs avec celle de mon père. A l'âge de quarante deux ans, il a été injustement licencié d'une entreprise de transport où il avait gravi tous les échelons. Un malheur n'arrivant jamais seul, son épouse est décédée peu après son licenciement. Après avoir ruminé son malheur durant des mois, il s'est dit que pour effacer l'humiliation d'un licenciement il devait se prouver sa propre valeur. Pour ce faire, il a décidé d'entreprendre un tour du monde à la voile d'Est en Ouest. Il pouvait se le permettre, car l'assurance lui avait versé le capital-décès que sa mère avait souscrite en sa faveur. » Puis, jetant un regard furtif vers les autres, Alexis poursuivit : «  on verra ce que l'on peut faire, je vous contacte demain, Catherine  Oh ! je ne sais que vous dire, balbutia-t-elle, les joues cramoisie de joie et de gêne à la fois. » Le lendemain vers midi, la voix chaude d'Alexis grésilla dans le téléphone : « Nous sommes d'accord de vous parrainer. » Comme l'arc en ciel dans un nuage de pluie colorant l'humeur du temps, l'annonce de son bienfaiteur dans un esprit en pleurs pigmentait son avenir dans la grisaille. Mue par le ressort de l'ambition, elle s'attela en premier lieu à acquérir les qualités physiques nécessaires devant lui permettre de relever le défi maritime dont elle rêvait. Afin d'y parvenir, elle avalait des kilomètres de routes indigestes et de sentiers agrestes. Elle se soumettait au poids de la culture haltérophile et à la légèreté du mouvement corporel. Mille sueurs la lavaient de la rouille des âges. Sous la foi d'une nouvelle jeunesse, elle ingurgitait des tonnes de savoir. Si bien qu'à la fin de son stage, l'électronique et l'astronomie n’avaient plus aucun secret pour elle. La confiance gonflée à bloc, elle se présenta aux épreuves de sélection. L'ondine la guidait : elle géra bien les imprévus et les réparations. Puis, durant les cinq mois qui la séparaient de la course, ses bras s'enroulèrent autour d'épaules rassurantes, ses paroles se perdirent dans des voix amicales et son esprit se berça de rêves bleus. Lorsque le grand jour arriva, les battements de son cœur faisaient le compte à rebours des secondes la séparant du départ de la course. Et quand le coup de canon retentit enfin, elle eut l'impression d'entendre : « Pour le pire et le meilleur ! »     

    *

    * *

             Durant trois ans, cinq personnes se succédèrent au poste de coordinatrice administrative et événementielles, car aucune n'avait donnée satisfaction au directeur de la Chambre de commerce et d'industrie.

         Souvent, pendant la nuit, le visage éploré de la personne qu'il avait congédiée lui revenait ; son incapacité d'alors à étouffer le brasier des sens prenait la forme d'un cauchemar : l'enfer se lisait sur les lèvres de l'employée se tordant en un rictus diabolique. Un matin, il prit la décision de prendre contact avec elle. Cependant, quand il lui téléphona, il entendit une voix informatisée qui lui répondit : « Ce raccordement est momentanément interrompu. »

    *

    * *

         Catherine se ressaisit. Elle se dit que cela ne servait à rien de se laisser aller à un abattement qui la mènerait vers une mort certaine. Elle prit donc la décision de composer, avant tout, avec un vent qui soufflait parcimonieusement et décida de partir à l'Ouest pour lui offrir sa voile, et ceci même si ce grand détours devait la reléguer dans les profondeurs du classement. Hélas bien mal lui en prit. A peine eut-elle changé de cap, que le vent se déchaîna soudain comme pour lui signifier son courroux. On aurait dit qu'il était contrarié, au point de devenir sadique, qu'elle s'invitât dans ses contrées. Soufflant par rafales et changeant souvent de direction, elle était sur la brèche depuis de longues heures. Elle n'arrêtais pas d'actionner la roue du bateau et de choquer la voile pour s'adapter à la direction et à la vitesse du vent. L'obscurité de la nuit commençait à envelopper le bateau, et elle continuait encore et encore à remettre le voile ventilé dans le bon sens. Les nuages commençaient à pleurer sur elle, la suppliciée du Sisyphe. Elle se retourna pour prendre son imperméable qu'elle avait posé ce matin sur la banquette quand une forte vague frappa le voilier par le côté. Déséquilibrée, elle tomba, la paume de sa main heurtant violemment la banquette. Elle se releva avec une douleur vive au poignet droit. Impossible de le plier et de bouger la main. Elle avait l'impression que l'hydre monstrueuses la bringuebalait par la mort. Serrant les dents, elle arriva à enclencher la balise de détresse. Épuisée, n'en pouvant plus, elle se laissa choir sur le plancher. Ses yeux larmoyaient d'effroi, son cœur pleurait une victoire mort-née, sa main versait des larmes de douleur sur un voilier à l'agonie.

    *

    * *

         Anne-Marie Briolat avait la fibre secouriste. Après avoir obtenu le baccalauréat, elle suivit avec succès une formation en premiers secours qui lui permettait de se présenter aux examens menant à l'obtention du Brevet National de Sécurité et de Sauvetage Aquatique. C'est en suivant ces cours que l'état-civil lui délivra aussi un certificat de mariage qui scellait l'union entre elle et Amien. Le couple ne voulait pas d'enfants afin qu'ils puissent exercer leur profession à leur guise. Si Anne-Marie était à l'affût des appels aux secours, l'époux, lui, faisait entendre la voix des entreprises à travers une institution créée à cet effet.

         Amien et Anne-Marie étaient mariés depuis dix ans. Pour fêter leurs noces d'étain,

    l'épouse avait émis le vœux de faire une croisière sur l'océan Atlantique. Elle désirait se prélasser sur cet eau qui lui avait tant de fois occasionné des tensions, elle souhaitait voguer sur les flots oublieux des cadavres qu'ils avait englouti. Cependant, il fallait croire que les cieux ne l'entendirent pas de cette oreille. Car après avoir sommeillé durant deux jours au fil des vaguelettes insouciantes, elle tressauta à la fureur des grosses vagues qui déferlaient contre le paquebot dans la frayeur du crépuscule.

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         La nuit devait déjà être avancée, empêtrée dans la terreur, moralement et physiquement épuisée, et tremblant de tous ses membres, Catherine était toujours allongée sur le sol ; elle perdit la notion du temps et ne savait plus quel jour on était. Soudain, elle aperçut l'ange des mers qui, par un bienveillant sortilège, s'était transformé en bateau salvateur. Les fusées de détresse éclatèrent alors dans un ciel d'espoir. Le paquebot, dans lequel se trouvait les époux briolat, qui avait reçu un appel des gardes côtes canariennes pour secourir son voilier, s'approcha de celui-ci. Une femme accourut, sauta dedans et se pencha sur elle en lui soufflant son haleine fétide mais ô combien rassurante et lui demanda : « Ça va ? Êtes-vous blessée ? » Catherine lui désigna de son index le poignet tuméfié. « Attendez, poursuivit-elle, « Les marins vont accoster votre voilier et venir vous prendre. » Alors qu'elle était en train de l'aider à se relever, le souffle de soulagement ouvrit l'écluse au flot des larmes qui s'épanchèrent sur les vêtements de la secouriste. Sans mot dire, elle la serra dans ses bras, ses yeux suintaient de tendresse. Même si son comportement empreint de sensibilité relevait d'un professionnalisme émérite, l'être, qui s'était senti pris dans les rets d'une mer impétueuse, n'aurait eu que faire de ses considérations. Le paquebot s'approcha encore et lança des orins. Une fois amarré, la secouriste l'aida à monter dans le paquebot, et lui dit maternellement  : « Venez, nous allons nous rendre au centre médical qui se trouve au rez de chaussée. » A chacun de ses pas, des lancées de douleurs remontaient de son poignet jusqu'aux omoplates. Cependant, après avoir goûté aux amères angoisses, ces lancées avaient une saveur jubilatoire. Arrivée devant l'ascenseur, ses yeux s'embrumèrent d'un voile méphistophélique, ses oreilles s'assourdirent du bruit de la voix qu'elle reconnaissait, sa bouche se pétrifia de frappante stupeur : le directeur qui l'avait licenciée se tenait devant elle. Prise dans un tourbillon de réminiscences douloureuses, elle s'évanouit.

         Les gifles cinglaient sur son visage et une voix masculine lui dit d'une voix

    penaude : « Décidément vous n'êtes pas faite pour naviguer en mer, revenez donc sur terre, je vous réengage.  Mais… Am-m-m-ien, tu-tu, t-t-tu la co-connais ? Bégaya Anne-Marie. – Oui, oui, elle a travaillé dans l'entreprise, répondit-il d'une voix à peine audible. A peine eut-il terminé sa phrase que Catherine s'écria : Oui, Madame, j'ai fais des bêtises, et il m'a licencié à juste titre. » Elle se rendit enfin compte que sous l'affront d'un licenciement gisait le sentiment qu'elle avait toujours eu pour lui.

                                                                                                                F I N

    David Frenkel