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L'absence qui éclipsait l'autre

        A l’âge de deux ans, j’attrapai la poliomyélite. Si je retrouvais l’usage de mes jambes au bout de quelques jours, elles demeuraient toutefois atrophiées.

C’était le premier mardi après-midi de ma première année d’école obligatoire. Nous nous rendîmes à la piscine pour y suivre des cours de natation. Lorsque Alexandre, mon camarade, me vit en caleçon de bain, il lança :

– Hé ! Regardez les jambes de Romain, elles sont toutes minces.

       Comment avais-je osé exhiber des jambes qui n’entraient pas dans la norme corporelle, semblait-il sous-entendre. J’avais été entouré jusqu’ici uniquement de gens ne s’attardant pas sur mon infirmité. Mais après un jour de scolarité, je fus abruptement mis en présence de l’autre. Cet autre avait le coup d’œil cruel et la langue perfide. Son regard avait déchiré mon tissu social et sa remarque m’avait relégué pour le restant de mes jours dans une infériorité. C’était la première fois que j’avais été confronté à lui ; je le redoutais, le jalousais et le détestais déjà. Je le redoutais car seule la cinglante répartie aurait pu mettre du baume sur les plaies de l’amour-propre. Or, je bégayais maladivement suite à une blessure au contact d’une situation enfouie dans les limbes de ma mémoire; lorsque j’avais interrogé mes parents à ce sujet, ils ne m’avaient été d’aucune aide. Je le jalousais car le poids de la honte ne pesait pas sur ses membres. Le mollet musclé bombant le fier galbe de mon camarade narguait mes gambettes débiles ; j’avais hâte de me rhabiller. Je le détestais car il me semblait que son air jovial soufflait la froide sentence : la tare m’accompagnerait jusqu’à la fin de mes jours. Les jours se suivirent et avec eux le cortège des souffrances morales lorsque mes jambes nues, contrastant désagréablement avec les traits fins de mon visage, me précipitaient impitoyablement dans un monde ubuesque condamnant mon esprit à l’estrapade. Habillé, j’étais au niveau de l’autre ; mais une fois déshabillé, je devenais son inférieur.

         Je devais avoir onze ans, je participais à un énième cours de natation. Après un nombre incalculable de leçons, j’étais toujours incapable de faire deux brasses de suite sans l’apport d’une bouée. Le maître nageur demeurait évasif lorsque mes parents, inquiets, le questionnaient sur ce sujet. J’étais peut-être paralysé par un sport qui me dévêtait. La brusquerie de ses injonctions ne m’encourageait guère, au contraire elle me pétrifiait. Il faut dire aussi que je ne l’intéressais pas outre mesure. Sans doute gardait-il son énergie et sa salive pour les bêtes de la natation. En ce jour, il ne put donner son cours ; c’était la première fois, depuis le début de ma scolarité, qu’il fit défection. Son remplaçant m’appela lorsqu’il me vit patauger, entouré du viatique des débutants ; je me dirigeai vers lui, et il me demanda :

           – C’est ton combientième cours de natation ?

           – Vous savez, j’en ai déjà tellement eu, soupirai-je.

           – C'est-à-dire ? insista-t-il.

           – Cela fait cinq ans que j’essaie de nager sans bouée, et je n’y arrive toujours pas.

           – Prends ta bouée et allons dans le petit bassin, à cette heure il n’y a pas grand   monde. Tu nageras, je te dirai quand il faudra t’arrêter, m’ordonna-t-il sur un ton diablement doux.

           L’humeur débonnaire de cet homme me mit soudain en confiance. Euphorique, je me sentais pousser des ailes ; bientôt, j’apprivoiserais l’eau, me dis-je. Je m’exécutai. Au bout d’un quart d’heure, il plongea dans l’eau et me demanda :

           – Es-tu fatigué ?

           – Je lui fis non de la tête.

           – Mais c’est absolument parfait ! s’exclama-t-il. Tes mouvements sont parfaitement  synchronisés. Il suffit simplement de faire la même chose sans te reposer sur Archimède. Nage en effectuant les mouvements appropriés, et tu ne te noieras pas, me dit-il en me caressant la tête.

           Nous retournâmes vers la piscine olympique. En route, nous tombâmes sur Alexandre ; une camarade de classe l’accompagnait. Après lui avoir glissé quelque chose à l’oreille, les deux fixèrent mes jambes et éclatèrent de rire. Comme la vague salissant sous le vent, la tumeur de mon amour-propre apparut sous le lazzi des deux benêts ; leur moquerie avait fait jaillir en sanglots la peine qui gisait depuis longtemps dans l’abîme du sous-homme. Le maître nageur essuya mes pleurs avec son mouchoir puis il me plaça au bord de la piscine et me dit :

          – C’est vrai, tes jambes sont mal faites, mais l’essentiel n’est-il pas qu’elles te fassent avancer ? Le regard que l’autre porte sur elles n’influe aucunement sur ton destin, il est entre tes mains. Nombre de gens bien musclés sont insatisfaits faute de n’avoir pas cultivé le dépassement de soi. Défie le regard de l’autre en plantant ta performance dans la pupille de celui-ci ; elle l’éblouira à telle point que l’autre deviendra aveugle à ton atrophie infâme.

           Sur ces mots, il me poussa dans le bassin. Mon corps coula à pic. Étourdi, je commençai à aspirer l’eau lorsque l’image de la camarde, sous forme d’un gouffre froid dans lequel je m’imaginais tomber sans discontinuer, me fit réagir. A l’aide de mon pied, frappant violemment le fond de la piscine, je remontai à la surface. Le maître nageur se tenait près de moi. Il me félicita pour mon bon réflexe et ajouta :

           – Je voulais tester ta réaction. Fais maintenant les mêmes mouvements que tout à l’heure et nage jusqu’aux escaliers de la piscine, je reste à tes côtés.

            Les mains et les pieds se mirent en mouvement, je nageais comme par enchantement.

                                                    Ô douce volupté,

                                                   Eau, maîtresse de l’univers,

                                                   Même si l’amour ne devait pas me submerger,

                                                  Je flotterais sur toi jusqu’à la fin de mes jours,

          pleurai-je de joie. Lorsque j’atteignis les escaliers, le maître nageur m’embrassa sous les yeux ahuris d’Alexandre. La surprise le jeta en pâmoison, le paria s’était révolté. Eh oui, l’autre, l’œil marri, n’allait plus jamais s’attarder sur mes fumerons. Toutefois, lorsque je lui adressais la parole, son sourire narquois semblait me dire : si la natation marque tes jambes du sceau de la normalité, ta déficience verbale résonne de débilité mentale. Jusqu’à la croisée des chemins de notre vie, l’intelligence, dans l’esprit de l’autre, bégayait aussi.

           Après l’école obligatoire, je perdis Alexandre de vue.

           Un soleil empressé m’accompagnait en ce jour du mois de septembre. Il s’invitait à la cérémonie d’un concours d’écriture au cours de laquelle le président du jury me remettrait le premier prix. Le concours avait pour thème : « message d’amour sur un répondeur ». Si la réalité ne m’avait pas encore promise à aucune fille, la passion frivole, elle, sous les traits d’une muse, se montra généreuse en s’intéressant au concupiscent. Mon texte s’intitulait : « L’amour entre les mains d’un répondeur ». Je pris place dans l’auditorium. Ma surprise fut grande lorsque j’aperçus la fille à qui mes phrases étaient adressées, elle était assise devant moi. S’était-elle enquise de mon nom après avoir écouté mon message ou était-elle dans ce lieu pour d’autres raisons ? me demandai-je. Le jury entra et fit, après les discours et félicitations d’usage, lecture au public de l’œuvre primée. Je fixai les oreilles de la fille comme si je lui répétais :

           Belle inconnue, bonjour ! Je vous ai aperçue il y a peu de temps. Je rentrais de mon travail entre chien et loup. Le train était bondé, et vous vous teniez à quelques pas de moi. Vous me paraissiez si sombre et si lumineuse à la fois. Je vous imaginais à travers vos cheveux d’ébène reflétant des brindilles d’amour calciné, mais je vous envisageais aussi à travers vos yeux de biche, d’un noir profond, diffusant une passion étoilée. Comme le soleil s’apprêtant à darder ses rayons sur la lune, votre fureur se préparait à percer l’ombre amoureuse lorsque vous avez sorti votre portable de votre sac. Sur un ton réprobateur, vous avez dit à votre interlocuteur qu’il ne fallait pas confondre le commerce et le cœur. Vous étiez prête à lui vendre votre voiture et lui avez demandé s’il était disposé à s’aligner sur votre prix. Puis, prenant une voix envoûtante, vous lui avez prié de vous donner de ses nouvelles en laissant un message sur votre répondeur, car vous partiez le soir même en vacances, et votre portable n’avait pas de boîte vocale. Lorsque je vous ai entendue lui donner le numéro de votre téléphone fixe, l’espoir de servir vos ardeurs vrombissait dans ma tête comme un essaim de cupidons. Je vous avais observée durant toute la conversation. Votre emportement faisait palpiter sensuellement les narines de votre petit nez en trompette. Vos lèvres avaient l’air de prendre à témoin la fleur dissimulée entre vos cuisses. Votre oreille ornait élégamment, comme un col de dentelle, votre téléphone bleu. Votre main si délicieusement féminine relevait gracieusement une mèche rebelle s’agitant sous le vent coulis. Devant tant d’attraits, je désirais enfouir ma tête dans le creux de vos seins, et boire la sève montant de vos reins. Le courant d’un désir m’amène vers vous. Sans crainte d’échouer contre votre réprobation, je me laisse emporter comme un rêveur au fil de l’eau. Sachant que vous ne m’écoutez pas, ma présente déclaration flotte sur un espoir voluptueux qui s’évanouira ou prendra corps au fond de votre oreille. Rappelez-moi au plus vite au vingt, cent neuf, trente-et-un. Entendez aussi par là : mon appel n’aurait pas été vain, si du sang neuf me mettait sur mon trente et un. Votre beauté sanglote en moi, elle me fait trembler. Dans l’attente de votre coup de fil, la divinité que votre allure et votre expression inspirent m’aidera à traverser le couloir d’une attente interminable. Je ne sais si dans le chaudron de vos amours un autre amant bout déjà. Si tel devait être le cas, mes paroles galantes se consumeraient avec joie sur le couvercle de votre cœur en feu. De leurs cendres renaîtraient, j’en suis certain, d’autres mots enflammés échauffant alors l’amante à moi consacrée. Je ne vous embrasse pas car, vos appas ne m’entourant pas, mon baiser risque de ressembler à un amuse-bouche qui laisse le pique-assiette sur sa faim.

          Les applaudissements crépitèrent. Alors que je me dirigeais vers l’estrade pour recevoir mon prix, mes genoux se dérobaient sous moi. J’avais reconnu Alexandre, l’autre, il avait donc primé mon texte. Je ne l’avais pas revu depuis dix-huit ans, cependant le visage taillé à la serpe et les yeux en boutons de bottine portaient sa marque indélébile. Toutes mes félicitations, Romain, me dit-il en me donnant l’enveloppe. Puis il me demanda :

          – Ta prose, est-ce une fiction ou un récit autobiographique ?

          – Un récit autobiographique.

          – Je parie qu’elle est dans la salle, ajouta-t-il en exécutant une mimique.

          Je ne réagis pas et m’en allai serrer la main des autres membres du jury. En regagnant ma place, j’aperçus à mon grand dam que la fille s’était évaporée. Si le sourire narquois de l’autre disparaissait derrière le rictus soulignant l’ombrage que mon succès mettait dans son esprit, la récompense que je tenais entre mes mains ne consolait pas le vert galant.

David Frenkel

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