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  • Une mer apaisante

    Jean, dix-huit ans, habitait en haute Normandie dans une maison à colombage au milieu d'une vaste campagne peuplée d’ormes, non loin des côtes atlantiques. Il y vivait seul comme un vieux hibou et se rassérénait aux sons de la nature. L’alléluia d’un coq annonçant l’aube nouvelle, le bruissement des feuilles dentelées et même le croassement des corbeaux, répandaient une réalité à mille lieues de la sienne. Les pleurs du ciel qui crépitaient sur la tôle recouvrant le toit de l’appentis apaisaient le bouillonnement de ses pensées. A la belle saison, le chant des grillons et le bourdonnement d’une ruche d’abeilles le berçait de notes insouciantes. A la morte saison, le cri des mouettes le rendaient puéril : il prenait un malin plaisir à imiter leurs cris. Se promenant au bord de l’océan, le clapotis des vaguelettes lui murmurait une douce cantilène. Cependant, quand le temps était perturbé, et en observant, assis, la bave des vagues, symbolisant dans son esprit l’écume de la colère, le démon ravageur surgissait des profondeurs de son amertume. Mais ne voulant pas se laisser submerger par le désespoir, il fermait alors les yeux et s’imaginait écouter l’onde qui dansait aux mains du vent. Cela rassérénait ses tourments.

    ...Depuis qu’elle était jeune adolescente, Sophie, la future jeune mère de Jean, adorait se promener, seule, dans les bois, en pleine nature. Elle s’y absorbait de tout son être. Le désir de rencontrer le créateur de toutes les merveilles la taraudait depuis sa tendre enfance. Plus jeune, il lui était arriver de pleurer à chaudes larmes devant le silence mortifiant du Tout Puissant quand elle se promenait. Puis plus tard en devenant adulte, prenant à témoin les arbres, elle avait prié le Seigneur qu’il lui mît sur son chemin un sage le guidant dans une vie semée d'embûches spirituelles, au travers d’une guerre exacerbant tant de passions haineuses. N’ayant pas été exhaussée, elle avait dit à l’homme fraîchement épousé, qu'en compensation, la fée sylvestre lui avait déniché l'âme sœur.

    De corpulence moyenne, le nez grec, les lèvres minces et le menton en galoche, Sophie recouvrait souvent ses cheveux acajou relevés en chignon d’une coiffe blanche. Elle portait habituellement une collerette de même couleur. Cette manière de s’habiller, sa façon de rarement sourire et l’intonation souvent psalmodique de sa voix, lui donnaient l’apparence d’une nonne prude et austère. Pourtant, ses yeux bruns rieurs, plein de malice, contrastaient avec ce personnage.

    Sophie croisa pour la première fois, son futur époux, Pierre, un homme solidement charpenté, à la lisière d’une forêt en Haute-Savoie, non loin de Bellegarde, sa ville natale et son lieu de domicile. Absorbée dans ses pensées, elle faillit le heurter. Il jeta sur elle un regard appuyé qui colora ses pommettes. Sa silhouette pensive et de sainte-nitouche le frappa du foudre amoureux. Pour faire diversion à son trouble, il fit de l’ironie grinçante : « Mademoiselle, on pourrait aller ensemble vous acheter une paire de lunettes » Elle ne releva pas la raillerie, tant elle fut, elle aussi, foudroyé du même émoi. La tonalité grave et suave de cette voix d’homme, dont les paroles avaient été accompagnées d’un sourire illuminant le minois, lui était allée droit au cœur. Alors, les yeux bleus brillant de l’éclat d’un firmament de saphir rejoignant la profondeur brune des siennes, ensemble ils entrevirent le septième ciel. Et rapidement la passion naissante des deux jeunes gens se concrétisa en actes fusionnels.

    Pierre et Sophie saisissaient la moindre occasion pour s'ébattre dans l'alcôve. La femme avait grand plaisir à tâter avec ses doigts fins les gros biceps de son mari, cela la rassurait. La pilosité abondante, dont la poitrine masculine était recouverte, dégageait une odeur qui excitait ses sens. Aussi bien adorait-elle se glisser entre ses cuisses de fer pour goûter à la béatitude. Et lui jouissait de la voir se débarrasser de ses allures religieuses avec une voix et des yeux langoureux. En serrant contre lui ce corps frêle et nu, il savourait la soumission d'une âme mystique aux caprices de la chair. Le fruit de leur passion ne tarda pas à germer dans les entrailles de Sophie et vint à maturité neuf mois plus tard.

    L’enfant que les parents prénommèrent Jean naquit une années après la Seconde Guerre mondiale, lorsque ses parents se grisaient encore de la victoire contre le mal. La naissance de ce fils leur asseyait l’optimisme d’une humanité nouvelle. Ils pensaient naïvement que leur progéniture allaient peupler un monde nouveau, un univers éclairé de bon sens, débarrassé de toutes doctrines dévastatrices.

    Jean était un garçonnet dodu et plein d’espièglerie. Il était sage comme une image lorsqu’il était repu, capricieux et teigneux quand il n’obtenait pas ce qu’il voulait. Sophie, sa maman, s'imprégnait de son fils en pinçant affectueusement les petits bourrelets au menton et au poignet. Et Pierre, son papa ne cessait de vider son trop-plein d’affection sur lui en le cajolant avec des jeux de son âge. Dans ce cocon affectueux, l’enfant aurait dû s’épanouir. Cependant, à l’âge où il fut scolarisé, trop de rêves foisonnaient dans la tête des parents. Ils l'imaginaient en même temps en grand savant, en grand artiste, en grand politicien, en homme répandant le bien autour de lui et prêchant la bonne parole, ou encore en archevêque gravissant tous les échelons de la hiérarchie vaticane. Cette pléthore d'ambitions parentales débouchaient sur l'horizon flou de l'éducation. Un jour, on lui ordonnait de réciter toutes sortes de prières, quinze jours plus tard, on l’assommait avec le langage des chiffres et des lettres. Lorsque le père était d’humeur sportive, il incitait son fils à courir dans les bois ; quand la mère était remuée par une émotion artistique, elle faisait appel à un dénicheur de talents pour savoir si son petit garçon avait des dons en la matière. Il s’avérait alors qu'il avait certaines prédispositions pour le piano. Mais déjà, après quelques mois de cours, son paternel l'inscrivit dans un club d'échec pour poussins. Et les progrès accomplis dans la précédente discipline se perdaient dans la pratique de la nouvelle activité. Lorsque le papa se rendit compte que son enfant n’était pas fait pour ce jeu et qu’il le remit au piano, l’enfant ne voulut rien savoir car le ressort s’était cassé. Et à force d’avoir été trimballé d’un loisir à l’autre tout finissait par le dégoutter. Vidé de toute envie, sans violon d’Ingres, il déchargeait son mal-être sur tout ce qui l’agaçait. A la moindre contrariété, il trépignait du pied en poussant des hurlements qui ameutaient les voisins. Les parents décidèrent de faire examiner leur fils par un psychologue. Celui-ci mis assez rapidement le doigt sur la cause du mal. Il leur fit rudement comprendre que Jean n’était pas un enfant de laboratoire sur lequel on fait des expériences d’orientations extra-scolaires, et que seul son consentement à la pratique d’un loisir pourrait le pérenniser.. Alors, les parents aux mines contrites avouèrent à leur fils leurs fautes et lui promirent de ne plus jamais interférer dans ses goûts. Cependant, ne désirant pas que leur fils s’éloignât trop de ce qui bon leur semblât, ils le supplièrent de choisir entre la planche à voile, la pratique d’un instrument de musique et le catéchisme. La fibre filiale titillant en lui, il ne s’opposa pas à leurs sélections. Et préférant, à tout prendre, une activité de tout repos, il opta pour le catéchisme.

    Malgré les turbulences des disputes liées à l’utilisation du temps libre de leur enfant, l’amour conjugal les traversait sans encombre. Un regard chaleureux, un sourire charmeur tuait dans l’œuf toute velléité rancunière.

    L’élan d’obéissance concernant l’utilisation du temps libre ne tenait pas sur la durée. Jean avait l’esprit trop critique et trop autoritaire pour se soumettre à la foi religieuse et à la discipline que lui imposaient le catéchiste. Celui-ci était souvent confronté à ses questions incrédules : « Si Dieu est, bon, pourquoi parfois j'ai mal ? » « Que fait Dieu toute la journée ? » » Pourquoi ne vient-il pas nous rendre visite ? » « Pourquoi y-a-t-il des enfants qui sont pas comme les autres ? » et ainsi de suite. Et il sautait de plus en plus souvent les prières et les célébrations. Exaspéré, le catéchiste l’exclut des cours. Les parents s’essayèrent alors au lourd sacrifice financier en l’inscrivant dans une école privée catholique. Entourée d’une équipe de prêcheurs émérites et de psychologues religieux, ils espéraient y voir leur fils épouser la chrétienté. Mais ils durent assez vite déchanter, car trois mois après qu’il y fut inscrit, il leur déclara : « Je ne croirai en Dieu que lorsque je le verrai ». Ils demeurèrent assommés de déception durant quelques bonnes minutes. Reprenant les esprits, ils avaient beau lui faire des remontrances, d’user de persuasion, rien n’y fit : l’enseignement d’une religion se perdait dans les limbes de l’hérésie. C’était donc la mort dans l’âme qu’ils se résolurent à ne plus jeter de l’argent par les fenêtres et de réinscrire leur rejeton dans une école publique.

    Jean s’accommodait bien de l'école. Il n’était pas rétif aux disciplines qui s’y enseignaient, car elles n’interrogeaient pas son être profond. Aussi, s’y libérait-il mentalement de cette emprise parentale qui l’engonçait dans le carcan de la culpabilité filiale. Devenant maître de son esprit, il pouvait donner libre cours à ses penchants autoritaires et exercer, grâce à son charisme, une certaine ascendance sur ses camarades de classe. C’était un beau parleur, et très vite, il devint un meneur. Tous désiraient acheter sa sympathie. Lorsqu’il prenait quelqu’un en grippe, celui-ci était tacitement marginalisé par tous les autres ; aucun n’osait heurter la sensibilité du copain charismatique. Sans être un brillant élève, il avait un bon carnet de notes. Son excellente mémoire visuelle et auditive lui permettait de pallier aux difficultés de comprendre les matières scientifiques. Au fur et à mesure que le temps passait, ses qualités de chef se révélaient de plus en plus. C’était lui qui organisait les loisirs de ses camarades. Lorsque ses copains se chamaillaient, c’était toujours lui qui ramenait la paix. Il était souvent aux écoutes des arias de ses compagnons et cherchaient avec eux des solutions à leurs problèmes.

    Avant chaque discipline sportive, que les écoles publiques mettaient sur pied régulièrement dans le cadre des tournois inter scolaires, Jean s’entraînait comme un forcené, car son statut ne lui permettait pas de rester à la traîne. A sa demande, ses parents n’assistaient jamais à ces joutes scolaires. Il leur cachait ses bonnes performances de peur qu’elles n’alimentassent derechef le délire parental qui le transporterait vers les sommets de vedettariat.

    La personnalité de Jean s’affirmait de plus en plus. Marie et Pierre, ses parents, finirent par accepter l’indépendance d’esprit de leur fiston. Ils se rendirent enfin compte que leur amour lui se mesurait à l’aune de cette acceptation.

    Jean était un beau garçon. Il avait une taille élancée, de grands yeux noirs, perçants. Le petit nez retroussé aux petites taches de rousseur lui donnait un air mignon. Sous son sourire désarmant se profilait le futur amant, à la bouche désirable, prêt à faire chavirer les cœurs de plus d’une adoratrice.

    Jean termina sa scolarité obligatoire avec une note générale au dessus de la moyenne. Mais l'appréciation de sa conduite envers ses parents se situait en dessous de la valeur admissible. Soit il se murait dans le mutisme, soit il donnait ses exigences, soit il se rebiffait. Les phrases du genre : « Où est ma chemise ? », « Je ne trouve plus mes pantalons ! », « Il n’y a plus rien dans le réfrigérateur ! », « Foutez-moi la paix ! », « Arrêtez de me poser autant de questions ! », « Je rentrerai tard si cela me plaît ! » étaient chez lui monnaie courante. Les parents se contentaient de phrases rabâchées et de questions pour la forme ayant pour but de rompre le silence pesant de leur fils. Également se raccrochaient-ils aux sempiternelles injonctions pour entretenir l’illusion d’avoir la main mise sur lui. Les propos de la mère se résumaient aux : « Je t’ai préparé des habits propres ! », « Donne-moi ce pull que tu as tant de fois porté ! », « La soupe est-telle encore chaude ? »,« Ne me dis pas déjà que tu es déjà plein ! », «T’es-tu brossé les dents», « Il faut que tu te coupes les ongles ! ». Le père, lui, se bornait aux banalités suivantes : « Comment cela va-t-il à l’école ? », « Ta mère et moi avons l’impression que tu ne te sens pas bien ! », « Il se fait tard, demain tu as l’école », « As-tu fais tous tes devoirs ? ».

    Investi d’une âme de commandant, il fallait que Jean jouât les premiers rôles dans la société. C’est pourquoi il décida de devenir politicien, mais, pour cela, il devait d’abord obtenir un baccalauréat lui permettant de poursuivre des études qui mèneraient à cette fin. Il demanda donc à son père de l’inscrire au collège. Ses parents accueillirent avec une joie retenue la décision de leur fils, de peur que celui-ci, par allergie à leurs sentiments, ne changeât d’avis. Au collège, il continuait à se faire valoir auprès de ses camarades. Même durant les loisirs, il était entouré d’une cour de fidèles qui ne juraient que par lui. Et les filles rivalisaient de coquetterie afin d’obtenir ses faveurs. Il n’en éconduisait aucune, mais il éprouvait un malin plaisir à entretenir les feuilletons amoureux.

    Assise sur le banc du petit parc jouxtant le collège, Diana, dix-huit ans, était excitée par l’ardeur de ses sens. Cela faisait quelque temps qu’elle avait jeté son dévolu sur Jean. La gouaille de ce garçon la mettait au défi de mettre la belle assurance et la fierté du jeune homme à l’épreuve de ses attraits féminins. Elle désirait qu’il fasse le chien couchant, le beau ; qu’il lui quémandât ne serait-ce qu’un petit baiser sur la bouche. Quand elle le croisait, elle se mettait à trémousser langoureusement les hanches d’une rondeur excitante. Et si le hasard voulait qu’elle se trouvât face à lui, elle tirait une mimique lascive, et tout cela, en lui lançant des regards pleins de défiance. Elle était consciente de sa beauté ; c’était une coquine qui adorait troubler la gent masculine. Un long épi noir tombait sur son petit front et taquinait ses yeux marron. Lorsqu’un admirateur se montrait trop entreprenant, elle le relevait avec sa main délicate et affectait une moue effarouchée. Sa bouche aux lèvres épaisses méprisait ceux pour qui elle n’avait pas d’attirance. En revanche, si quelqu’un lui plaisait, elle minaudait en tortillant sa frisette, et offrait son sourire engageant et son regard langoureux à l’élu de son cœur. Jean était entouré d’admiratrices ; chacune à sa manière lui faisait des contorsions de séduction. Le petit jeu de l’impudente avait donc peu de chance de réussir face à une telle armada de prétendantes. Elle tenta alors de forcer le destin de manière inattendue.

    Un vent tiède d’un soir de fin d’été balayait la grande esplanade que le soleil couchant mouchetait d’or. De petits nuages roses s’étaient amusés avec lui avant qu’un nimbus plongeât cet endroit menant au domicile de Jean dans la pénombre. Diana qui avait pris note des allées et venues de celui-ci s'assit sur un banc public duquel elle ne manquerait pas de l’apercevoir. Après une quinzaine de minute elle l'aperçut, à son insu, émergeant d’une forêt d’individu avec sa crinière épaisse et bistrée si particulière. Elle décida alors de simuler une rencontre fortuite et alla à sa rencontre. Arrivée à sa hauteur, Il passa à côté d’elle sans lui prêter attention. Décontenancée, Elle s’écria :

    « Tu me snobes ? »

    Cela faisait longtemps que les attitudes provocatrices et marginales de Diana agaçaient Jean au plus haut point. Cette fille qui avait du chien n’intégrait pas le troupeau de ses admiratrices, tant elle soignait sa propre image. Elle lui faisait même grandement concurrence, car elle accaparait aussi l'attention de ses camarades féminins. Il désirait donc l’ébranler dans son assurance de femme admirée. Alors, son imagination lui joua un tour merveilleux. A la grande surprise de Diana, il lui répondit:

    « Oh non, excuse-moi, j’étais absorbé dans mes pensées. Je pensais justement à toi.
    – Ah oui ? »

    Diana s’imagina que Jean allait lui livrer une confidence amoureuse.

    « J’ai l’intention de mettre sur pied, à l’occasion de la cérémonie du baccalauréat, une revue retraçant en dix     tableaux les moments les plus marquants de la vie estudiantine de notre groupe depuis la première année du collège jusqu'à la terminale. Tu pourrais camper un personnage.
    – Lequel ? le questionna-t-elle, étonnée. »

    Jean la dévisagea quelques secondes, puis lui dit avec un sourire malicieux :

    « Eh bien, voyons, celle qui aguiche au collège ! »

    Jean se réjouissait d'une joie maligne de l'effet qu'avait produit sur elle sa réplique .

    Dans un premier temps, les paroles de Jean indisposèrent Diana. Ses pommettes rosirent car il avait mis sa personnalité à nu. Elle n’était pas dupe et avait détecté le sous-entendu. Cependant, la pertinence de jugement de cet adonis, qui mariait la majesté à l’intelligence, la troubla et anesthésia son ressentiment. A tel point que, durant quelques secondes elle se surprit à désirer celui qui lui avait lancé une pique. Mais la douleur de l’humiliation revint au pas de charge et attisa l’inspiration de son esprit revanchard. Désirant le déstabiliser au plus haut point, elle entrouvrit impudiquement le corsage et lui dit avec une voix sensuellement ironique :

    – C’est drôle, l’autre jour, quand j’étais aux lavabos, je me suis assoupi et j’ai rêvé de toi, mon grand beau. Je t’ai vu dans un jardin zoologique, dans une cage ; tu faisais des mimiques à une guenon. Tu as demandé son nom, tu as bombé ton torse, tu as montré ta force mais la bête a poussé un cri strident en te montrant les dents. Tu as regagné ton coin en t’allongeant sur le foin.

    Diana semblait avoir réussi son coup puisque Jean pâlit et rougit à la fois. Il pâlit d’envie devant les appas et rougit d’avoir été persiflé par cette dédaigneuse. Estomaqué par une réplique qui s’était mise au diapason de sa plastique, il envisagea de s’en inspirer pour la revue, mais encore fallait-il trouver présentement une bonne chute. L’idée lui vint alors de lui dire d’une voix étranglée par le rire :

    – La guenon, c’était toi ?

    Prise dans ses propres rets, Diana se sentit ridicule. Pourtant, elle trouva la faille grâce à son aplomb imperturbable. Inclinant légèrement sa tête en arrière, elle souleva avec son pouce le menton de Jean afin qu’il captât son regard et lui martela :

    – Mon cher, ne valait-il pas la peine que je me transforme en guenon rien que pour avoir la satisfaction de voir un singe déguerpir la queue entre les jambes ?

    Jean avait des larmes aux yeux ; non pas de colère mais d’émotion ; un sentiment diffus, indéfinissable le saisit. Puis soudain, il put mettre le doigt sur son trouble. Il réalisa que cette fille, la première personne qui lui tenait tête, dégageait cette emprise qui lui faisait tant défaut durant son enfance. Il repensa à ses parents. En plus de vouloir vivre leurs ambitions à travers lui, ni sa mère ni son père, n’avait cette personnalité qui en imposait. Ils l’avaient gavé d’amour mais il en avait été repu et aurait eût aimé recevoir autre chose : des injonctions parentales guidant un enfant en quête de repaires. Alors, à force d’en avoir été privé, il s’en était détaché. Et ce n’était pas à l’adolescence qu’ils pouvaient se rattraper s’était-il dit. Au contraire, il était devenu allergique à leurs suppliques, à leur élévation de voix qui sonnait faux à ses oreilles. De plus, il ne supportait plus, mais absolument plus, leurs mines de chien battu censé lui donner mauvaise conscience. A présent, il les considérait comme des gens sans intérêt desquels on ne pouvait qu’exiger.

    « Coucou, Jean, ressaisis-toi ? l’interpella-t-elle en agitant la main devant ses yeux. Il avait l’air assommé. Je voulais juste que tu sois moins prétentieux. »

    Jean sursauta devant cette fille qui était en train de le dresser. Il se sentait comme un animal qui avait trouvé son maître et commençait à jouir de la volupté que l’on éprouvait en se pliant à la volonté de la personne admirée. Le dédain de la jouvencelle s'était transformée à ses yeux en une autorité maternelle qui donnait à sa domination un caractère suprême. Il s’avança alors vers Diana et lui dit d’une voix étouffée :

    – Je me rends, tu m’as vaincu. Tu sais, j’adore être admiré afin de combler un grand vide ; mais toi, je ne t’impressionne pas, alors, je voulais te donner une leçon.

    Diana le regarda d’un air étonné et s’écria :

    – Mais tu as été gâté par la nature et tu n’as pas l’air trop bête, on vient à toi naturellement, qu’est-ce qui te manque donc ?
    – Un modèle, un idéal despotique ! répondit Jean. J’aurais tant aimé avoir devant moi une personnalité à laquelle je pourrais me soumettre. Tu m’a mis sous l’éteignoir, je crois que j’ai trouvé ce que je cherchais, dit-il sur un ton gêné, puis il la regarda, et d’un air implorant, lui demanda :

    – Alors, veux-tu bien l’être ?
    – Mais en quoi le pourrais-je ?

    Elle se dit qu’elle avait atteint son but, Jean était tombé raide amoureux
    d’elle.

    – De toute façon, poursuivit-elle, ton désir est en train de t’aveugler.
    – L’idéal n’a rien à voir avec le sexe, insista Jean.
    – Alors, s’esclaffa Diana, tu penses simplement que je suis ton maître à
       penser, sous les traits ton idéal féminin.
    – Oui, en quelque sorte, murmura Jean. »

    Diana aurait tant aimé dire à Jean que pour elle il était son idéal masculin, mais elle se ravisa. Elle avait envie de le faire souffrir. Pour cette jeune fille qui fut abandonnée par son père à l’âge de dix ans, l’homme était un chasseur, un beau parleur. Diana était persuadée qu’une fois les pulsions mâles assouvies, la majorité des hommes mariés se prélassaient dans l’orgueil de l’acte accompli. L’amour y tenait peu de place. Et même si une minorité d’hommes avaient des sentiments, cela n’empêchait pas la plupart d’entre eux de reluquer pensivement l’adultère. Elle prit donc une attitude distante et distilla son venin :

    – Mais à quel jeu joues-tu ? Non content d’être entouré par une cohorte d’admirateurs et d’admiratrices, monsieur fais son caprice parce que j’ai le toupet d’être la seule à ne pas baver devant toi. Crois-tu que je n’ai pas compris ton manège ? Tu me flattes pour que je fasse partie de ta collection féminine. Mais tu ne m’auras pas ! » Elle tonitrua cette dernière phrase en prenant un air hautain et coquin.

    « Laisse tomber, marmonna Jean. »

    Il tourna les talons. Il s’en voulait de s’être laissé aller. « Je n’ai que ce que je mérite », se disait-il. Mais il se consola en pensant que bientôt il confondra l’effrontée. Quant à elle, envahie par le doute, elle se posa la même question. Mais à la vitesse de l’éclair, les idées stéréotypes envers les hommes prirent le dessus, et elle rebroussa chemin d’un pas allègre.

    Les jours suivants, les deux jeunes gens se croisèrent sans se parler ; c’est tout juste s’ils se saluèrent. Diana savourait d’avoir cloué le bec à Jean. Elle ne voulait pas prendre le risque de mettre en jeu son succès en l’affrontant à nouveau verbalement. De plus, elle attendait que le fruit soit mûr pour pouvoir le cueillir et le jeter après. C’est ainsi qu’elle envisageait la mise au pas des hommes volages. Jean, quant à lui, était encore échaudé et craignait les paroles de Diana. Alors, il se concentrait sur les examens finaux tout en enviant les facilités intellectuelles de celle qui l’avait éconduit. Elle avait jusqu’à présent brillamment passé les épreuves préparant au baccalauréat et avait eu une meilleure note que lui. Mais il avait une très bonne excuse : l’écriture des saynètes qui devraient être jouées par les comédiens de la revue ainsi que leurs mises en scène l’accaparaient grandement.

    Une lumière blafarde colorait les visages crispés de l’assistance qui s’était entassée en ce mercredi de fin de mois de juin, à dix-huit heures, dans l’auditorium du collège pour prendre connaissance du palmarès des bacheliers. Tout ce petit monde était endimanché. Les parents avaient fait toilette, et les étudiants portaient des vêtements à la dernière mode. Les filles, savamment maquillées, rivalisaient de coquetterie. Les murs de l’auditorium étaient tapissés de tissus tricolores aux couleurs de la France et donnaient un aspect solennel à la salle. L’attente de la cérémonie, tant attendue et redoutée à la fois créait une tension larvée. Certaines parmi les étudiantes minaudaient pour faire bonne figure ou attrapaient le fou rire dans cette ambiance tendue. D’autres parmi les étudiants se distrayaient d’une atmosphère lourde en s’adonnant à des plaisanteries graveleuses ou à des fanfaronnades, ou encore à leur plaisir favori : taquiner le sexe faible. Les quelques caciques, parmi lesquels Diana, faisaient bande à part. Assis au dernier rang, se tenant prêts à faire la roue, ils chuchotaient entre eux et clabaudaient sur autrui. Dans ce climat agité, maints parents s’efforçaient de garder une contenance assurée ; alors que d’aucuns prenaient une attitude humble. Une petite minorité de proches et amis préféraient subir leur pensum à l’extérieur de cette salle surchauffée. Tout à coup, le silence étouffa le brouhaha de l’assemblée : Cinq doyens firent leur entrée ; l’heure de vérité allait enfin sonner. Une appréhension froide traversa le corps de Jean. Ses mains étaient glacées. Vis-à-vis de ces camarades, mais spécialement face à Diana, il devait se prévaloir d’une récompense. Après un discours d’introduction préformaté, narcissique, prononcé par l’aîné des doyens, et après que celui-ci eut enfin adressé aux personnalités politiques les remerciements d’usage, on arriva cahin-caha à la proclamation tant attendue. Le plus jeune doyen annonça d’abord d’une voix tonitruante les noms des lauréats par ordre alphabétique, en laissant le temps nécessaire aux applaudissements. Le patronyme de Diana commençait par la première lettre de l’alphabet, celui de jean débutait par la dernière. Après que Diana Amandou eut été appelée, le cœur de celui-ci battit la chamade. Elle, qui avait été inscrite en section scientifique, avait réussi son bac avec mention « très bien ». Lorsque le nom de « Jean Zbinden » fut prononcé, il se leva éperdu et se dirigea, les jambes en coton, vers le maître de cérémonie. Il était tellement éperdu de bonheur qu’il n’enregistra pas l’appréciation pourtant annoncée avec fracas. Ce fut seulement en lisant son certificat sous les vivats du jeune public qu’il en prit connaissance. Son baccalauréat en droit comportait la mention « très bien avec félicitations du jury » La distinction honorifique de Jean étant la dernière de la liste, le doyen psalmodia alors d’une voix monocorde, et toujours dans l’ordre précité, les noms des bacheliers sans mention. Il était d’usage que les lauréats, dés la fin de la proclamation complète des résultats, montassent sur scène pour y former un cercle. Ensuite, la plus belle fille ou le plus beau garçon parmi les étudiants de l’avant dernière année, qui avaient été choisis au vote par les professeurs, devaient faire la bise aux lauréats du sexe opposé. Lorsque les vénus et les apollons eurent achevés leur ronde de baisers, Diana s’approcha de Jean. Elle resplendissait. Sa robe montante de couleur bleue à bretelles, sa jaquette jaune d’or, et son rouge à lèvres lui conférait une beauté d’arc-en-ciel.

    – Mes félicitations, lui dit-elle d’une voix timide. »

    Ses yeux légèrement maquillés feignaient la douceur réconciliatrice.

    – A toi aussi, Diana, répondit-il avec empressement.
    – Oui, mais toi, tu es au top.
    – Bof, les sciences sont plus difficiles que le droit, répondit Jean du
    bout des lèvres.
    – Je suis impatiente de regarder le spectacle que tu nous as
    préparé ; pourrais-je m’asseoir à côté de toi ?

    Jean sentit la terre se dérober sous lui. Il fut terriblement embarrassé devant cette fille provocante qui changeait d’attitude envers lui. Mais c’était trop tard, elle allait voir ce qu’elle allait voir se dit-il tout en espérant pouvoir arrondir les angles. Il versa donc dans la tartufferie et lui répondit avec un enthousiasme hypocrite :

    – Mais, bien sûr, Diana !

    Lorsque Diana s'assit à côté de Jean, l’effluve de son parfum fruité l'enivra. Il l’embrassa perfidement sans penser à plus tard. Elle lui rendit son baiser. Elle avait réussit ! jubila-t-elle intérieurement.

    – Mais, ma parole, quelle chaleur ! s’exclama-t-elle en se débarrassant prestement de sa veste.

    Les bras nus de Diana qui frôlèrent Jean emportèrent définitivement son malaise dans un monde lascif, et c’est en homme ayant perdu le sens des réalités qu’il se lova dans la volupté féminine.

    Le spectacle que Jean avait concocté égratignait les étudiants et les doyens en reproduisant certains accents, certaines intonations, et en mimant avec dérision les tics d’aucuns enseignants.

    En attendant que le rideau se levât, une petite formation avait pris place sur l’estrade pour trente minutes de concert de jazz. Malgré quelques maladresses d’orchestration, les musiciens chauffèrent la salle assez rapidement. L’enthousiasme atteignit son point culminant lorsque la formation termina avec en point d’orgue la « Petite fleur » de Sydney Bechet. Survolté, le public se levait, se déhanchait au rythme de la musique et ponctuait par les sifflets d’usage la performance des solistes. Alors que mourraient les dernières notes, les trois personnages de la revue un homme, une femme et un individu de sexe indéterminé, montèrent tour à tour sur scène. Dans cette ambiance surchauffée ponctuée par des applaudissements frénétiques, l’homme leva la main pour demander le silence et déclama :

    « Mesdames et messieurs, Préparez-vous, aux rires dérangés!

    L’homme portait une perruque blanche coiffée d’un haut-de-forme sombre. Barbe et moustache factices habillaient un visage poupin. L’épaisseur de ses sourcils avaient été accentuée par du rimmel. Vêtu d’un costume sombre, d’une chemise blanche ornée d’un nœud papillon, et une canne argentée à sa main, il représentait l’autorité. Le contraste entre sa personne et la phrase qu’il venait de prononcer avait provoqué la franche rigolade.

    – Aux rires dérangés ? Oui, effectivement. Car si durant toute l’année, il est rangé, car il peut déranger, notre spectacle se chargera de le déranger. Vous allez pouvoir rire de bon cœur sans vous soucier du rire jaune de vos amis, de vos professeurs. Alors braquez vos yeux sur la scène où tout peut être envisagé ! s’écria la femme.

    La voix nasillarde de la femme et son accent des banlieues françaises avaient déclenché l’hilarité générale. Son paraître l’avait aussi déclenché, car elle incarnait à la fois, une allure quelconque, sensuelle et baba. Petite, boulotte, elle avait le physique froid. Mais ses yeux verts pétillants, malicieusement coquins, surplombant un nez en trompette fardé de taches de rousseur, et l’incarnat sensuel des lèvres bien en chair lui donnait la stature d’une vamp dévoreuse d’amants. Alors qu’avec ses cheveux blonds en torsades et sa robe ample mouchetée de vert et de jaune elle ressemblait à une hippie.

    – Ah ! le rire dérangé. Mais attention ! Le spectacle qui va vous être présenté sera le détonateur d’un rire dont vous ne serez plus le maître. Car la raillerie que nous vous servirons aujourd'hui pourrait à nouveau provoquer ce rire incontrôlé lorsque vous rencontrerez durant la future année estudiantine les gouailles que nous vous avons données aujourd’hui en pâture. Vos pouffements pourraient alors vous porter ombrage. Mais advienne que pourra quand le rire nous tend les bras. Suivez donc le spectacle, composé de trois saynètes, que nous allons vous présenter! déclama le quidam asexué.

    L’individu à la tête rasée ressemblait à un moine bouddhiste. Sa redingote grenat en velours était tellement ample qu’elle aurait pu dissimuler des attributs féminins. Son visage outrageusement poudré de blanc ne donnait aucune indication sur le sexe de la personne. Les étudiants s’étaient tenus les côtes : il avait psalmodié son texte en se balançant en avant et en arrière et en imitant la voix monocorde d’un professeur de français.

    La première saynète racontait sous forme humoristique les affres d’un collégien perdu dans les méandres de l’administration. La fille, campant une nunuche affligée d’un zézaiement, devait renseigner le nouveau venu en lui indiquant le lieu de sa classe. La saynète truffée de quiproquos réjouissait l’assistance.

    La deuxième saynète mettait en scène une réunion de professeurs statuant sur le cas d’un élève qui leur causait des tourments. Chacun, le doyen, l’enseignant et le psychologue, joués par des acteurs trempant leurs répliques et leurs gestuels dans un humour épicé, faisaient ressortir à leur manière le ridicule de certains partis pris. La marrade des étudiants recouvrait le rire forcé de certains supérieurs qu’on reconnut sans peine.

    On arriva à l'ultime saynète. Une cafétéria ressemblant à celle du collège plantait le décor. Un projecteur émettant une lumière safran balayait la même actrice qui ouvrit le rideau en deuxième position. Accoutrée d’une robe à paillette, moulante, et affublée d'un décolleté vertigineux, elle accosta, d’une voix qui imitait celle de Diana, un jeune homme assis à une table. On avait grimé celui-ci en personne atteinte d’acné et on l’avait affublé d’un nez crochu et d’un bec de lièvre.

    « Salut ! Excuse-moi, je ne te connais pas, mais j’ai un problème,
    lui dit la fille.
    – Lequel ? demanda le jeune homme.
    – J'aimerais que tu rendes celui dont je suis amoureuse jaloux.
    – Et alors ?
    – Il a l'habitude de venir ici chaque jour vers 12h30. Tu le
    reconnaîtras, grâce à la particularité de ses cheveux.
    – Ah oui, mais c’est Jean, s’exclama-t-il.
    – Tout à fait, continua-t-elle, il faudrait qu’après-demain lorsqu'il viendra, tu m'embrasses sur la bouche devant  tout le monde. Mais avant, j'aimerais que tu prennes rendez-vous chez une esthéticienne afin qu'elle corrige les laideurs de ton visage avec un maquillage approprié.
    – Attends moi quelques minutes, je reviens, s’empressa-t-il de lui dire.

    Le laideron s'éclipsa et revint quelques instants plus tard, un masque de singe sur le visage. Il tenta de coller les lèvres du masque simien sur celles de Diana. Horrifiée par cette tentative, les pommettes rouges de honte, elle l’écarta d’un geste brusque. Et cela devant la foule d'étudiants qui étaient entré dans la cafétéria, et parmi lesquels s’était joint un homme coiffé d’une épaisse perruque, couleur bistre, ressemblant aux cheveux si particuliers de Jean.

    – Excuse-moi, mais ne m’as-tu pas demandé de faire le singe pour ton amoureux ? Je le suis donc déjà devenu, car pourquoi attendre après-demain quand aucune esthéticienne au monde ne pourrait rendre gracieux mon visage. En revanche, toi, tu n’as nullement besoin de faire appel à un spécialiste pour enlaidir le masque de
    splendeur qui recouvre ta figure d’aguicheuse guenon. »

    Sur ce dernier mot, l’actrice qui interprétait le personnage de Diana se laissa tomber en mimant l’évanouissement. Et la risée générale vint ponctuer la fin du spectacle. Pour la première concernée, ce rire une eut résonance effrayante. Elle se leva et réussissant à braver la risée, elle hurla à l'adresse de Jean : «Pourquoi te colles-tu à moi, si à tes yeux je ne suis qu'une aguicheuse, hein ? Tu m'as humiliée devant tout le monde. » Puis, elle quitta précipitamment l'auditorium dans une ambiance embarrassée. L’assistance, penaude, s’en alla aussi. Bien des gens emportèrent avec eux la honte d’avoir ri. Les parents de Diana, qui furent cruellement choqués, n'aperçurent pas son départ, tant leur regard se perdait dans la douleur. Quant aux parents de Jean, ils s'éclipsèrent en catimini, toute vergogne bue. Durant quelques minutes, celui-ci demeura pétrifié. Il ne s’attendait pas à une telle réaction de la part de Diana. Il avait pensé qu’elle serait trop fière pour laisser libre cours à sa peine morale. Le court instant de stupéfaction passé, il se leva aussi et la poursuivit en criant après elle.

    Jean avait provoqué à Diana un sentiment de honte. Il l’avait réduite à une catin aux yeux du public. Alors, lorsqu’elle entendit son prénom résonner à l'étage, dans la voix de son humiliateur, elle courut pleurer son désespoir dans les lavabos. Exténuée, elle en sortit après une bonne heure. Le hasard voulut que ce fût juste au moment où le concierge s’apprêta à fermer les portes du collège.

    Alors que la totalité des gens avaient quitté l'auditorium, les parents de Diana, Sandra et Robert, hébétés, étaient toujours là à s'interroger sur ce qu'ils avaient vu. Puis, se rendant enfin compte qu’ils étaient seuls dans la salle, ils revinrent à eux, et s’inquiétèrent pour leur fille. Cependant, ils se rassurèrent en se disant qu'elle était sûrement rentrée à la maison, et s’en allèrent rapidement la rejoindre. Mais lorsqu'en arrivant chez eux ils ne la trouvèrent pas, ils paniquèrent au plus haut point. Heureusement, Elle rentra juste au moment où ils s’apprêtèrent à téléphoner à une des amies de leur fille. Celle-ci, la mine défaite et les yeux rougis avait couru de désespoir. Elle monta dans sa chambre sans leur adresser la parole. Les parents se dirent alors qu'il valait mieux, en ce jour, la laisser seule que de s'évertuer à parler avec elle de ce déshonneur outrageant qu'elle venait de subir. Ils espérèrent que Morphée, la prenant dans ses bras, engourdirait tant soit peu sa souffrance pour que demain ils puissent en discuter avec elle à cœur ouvert.

    Jean, taraudé par les remords, tournait comme un lion en cage durant plus d'une heure dans les ruelles de la vieille ville où l’avait conduit le hasard. Il n'osait rentrer chez lui ; il n'avait pas le courage de se confronter à l'ire de ses parents. Moralement épuisé, il se décida à se rendre chez Diana afin de s’expliquer. Pour se faire, il appela un cousin à elle depuis une cabine téléphonique et lui demanda de lui fournir son adresse. Il le connaissait bien ; les deux faisaient ensemble de la course à pied et se rendaient mutuellement visite. Son adresse en poche, il arriva u coin de la rue où elle habitait, et tomba alors nez à nez avec un des doyens.

    « Ah vous ! L'apostropha-t-il, que faites-vous là ?.
    – Je me rends chez Diana pour lui demander pardon, bégaya-t-il.
    – N'y songez pas. Ce serait trop facile. Imaginez si chacun d'entre nous traînait son prochain dans la boue puis venait s'excuser après. Vous vous êtes servi d’elle pour amuser le public. Je l’ai observée, elle avait l’air anéantie ; dieu sait si elle s’en remettra. Alors, allez-vous demander à un mort de vous pardonner ? Rentrez chez vous. Je suis justement en chemin pour aller la voir pour lui exprimer mon écœurement »

    Sur ces paroles, il le planta là. Totalement désemparé, Jean téléphona de nouveau à son cousin, lui raconta son malheur et lui demanda s'il pouvait l'héberger pour quelque temps. Ayant reçu une réponse favorable, il en avertit ses parents. Ceux-ci furent soulagés de ne pas le voir ni l’entendre pendant quelques jours, tant il leur renvoyait l'image négative de leur éducation.

    Arrivé devant l'immeuble où Diana habitait, Philippe sonna à l’interphone. Ce fut Sandra, la maman, qui lui demanda de s’identifier. En entendant la voix rassérénante de celui qui déclina son nom et lui donna la raison de sa visite, elle s’empressa de lui dire : « Montez ». Lorsque qu’elle ouvrit la porte et qu’elle fut devant cet homme dans la quarantaine bien portante, aux yeux marron, au regard débonnaire et à l'allure engageante, toute sa peine se débonda en larmes, Philippe entoura affectueusement ses épaules et lui dit :

    « Ne pleurez pas madame. En tant que doyen du collège, je suis justement venu pour lui apporter ma solidarité après ce qui s’est passé et surtout pour l’écouter. Je suis sûr qu’avec le temps elle s’en remettra.
    – Oh, je ne sais comment vous remercier, renchérit-elle, larmoyante. Diana est rentrée, il y a une heure à peine, elle n'a pipé mot et s'est retirée dans sa chambre. Nous avons pensé qu'il valait mieux laisser passer la nuit, histoire qu'elle oublie un peu ce que Jean lui a fait. » Puis, essuyant ses larmes, elle conclut d'un ton
    déterminé : « Mais puisque vous avez eu la gentillesse de venir, je vais tout faire pour qu'elle vous reçoive. »

    Une fois dans sa chambre, à l'étage, Diana se jeta sur le lit. Elle s’y emmitoufla et s’y recroquevilla en chien de fusil. Recouverte jusqu'au nez, l'odeur du produit de lavage parfumé imprégné dans la housse de l’édredon lui prodiguait l’ineffable réconfort. Caressée par la fragrance, elle s’endormit du sommeil de l’innocence. Lorsque Sandra frappa doucement à la porte et lui demanda d'une voix maternelle : « Chérie, est ce que je peux entrer ? », il lui sembla entendre dans son sommeil une voix d'ange. Aussi lui répondit-elle d'une voix de somnambule : « Oui » . Mais quand elle entra, le grincement de la porte mal hurlée l’effraya la fit sursauter. Apercevant sa maman, elle se renfrogna et lui dit d’un ton peu amène : « Laisse-moi ! » Ne s’en laissant pas démonter, elle s’assit sur le lit, sou leva sa fille et la prit dans ses bras. « Écoute, lui dit-elle, d’une voix s’efforçant d’être câline :

    « Philippe Lefèvre, le doyen, est en bas, il désire te parler, ma chérie.

    – Oh non, maman ! Tu lui dis que je le remercie d'être venu, mais que je préfère être seule.
    – D'accord, lui répondit-elle. »

    Comme à son habitude, elle dévala les escaliers à vive allure. Perdue dans ses pensés, elle loupa une marche. Emporté par son élan, elle heurta violemment, la tête la première, contre le nez de marche avant de d'atterrir sur le parquet du vestibule en hurlant. Alertés, le père et Philippe se précipitèrent vers elle, et la trouvèrent inanimée. Le dernier nommé lui prit son pouls et constata qu'il ne battait plus. Il la coucha alors sur le dos et lui fit du bouche à bouche. Après avoir répété deux fois l'opération, son cœur recommença à battre. Il lui assena alors une claque, et elle reprit conscience. Profondément soulagé, il s'écria : « Vite, appelez une ambulance ».

    Diana, en entendant hurler sa maman, se précipita hors de sa chambre et se pencha sur la balustrade du palier. Elle vit son papa et le doyen accourir auprès de sa mère, mais ne les rejoignit pas, tant elle était pétrifiée de terreur. Ce ne fut que quand elle entendit que sa mère fut ramenée à la vie, qu'elle descendit vers eux. Elle les accompagna en ambulance à l'hôpital. Une fois arrivés et les formalités d’admission remplies, elle dit au doyen en levant les yeux vers son père en signe de demande d’approbation :

    « Rentrez seulement chez vous, vous avez sûrement une famille.

    Puis, elle murmura d'une voix chevrotante d'émotion : Je vous serai éternellement reconnaissant d'avoir sauvé ma mère.

    − Oui, oui, renchérit le père, je rejoins entièrement ma fille.
    − Je n'ai fait que mon devoir de secouriste. Et ne vous inquiétez-pas, je n'ai ni femme ni enfants, du moins pas encore. Ma frayeur à été si grande que j’ai hâte d’être rassuré sur l’état de santé de madame, leur répondit-il d'un ton affectueux. »

    Que les heures paraissaient longues dans la salle d’attente lorsque l'on y guettait la blouse blanche d'un médecin. A chaque fois qu'une silhouette médicale apparaissait au seuil de celle-ci, le cœur battait la chamade. Ce fut Diana qui comme un ressort se leva la première pour courir vers le médecin ayant prononcé le nom tant attendu. Après les présentations d’usage, il les amenèrent dans son bureau. « Elle a été victime d'une commotion cérébrale suivie d'un arrêt cardiaque. Le bouche à bouche effectué l'a sauvée. On va l'hospitaliser pour quelques temps. Mais ne vous inquiétez pas, elle est hors de danger, déclara-t-il sentencieusement.» L'époux et la fille, comme mû par un ressort, se précipitèrent vers le doyen et l’entourèrent de leurs bras et se débondèrent en un torrent de gratitude. Passablement gêné aux entournures, il s’exclama :le fait de savoir que votre mère est hors de danger m’a de nouveau rendu autonome, je vous laisse donc entre vous. Puis s'adressant à Diana, il lui dit d'un ton paternel : « Je n'ai pu vous parler, alors, appelez-moi demain matin au lycée. Allez, reposez-vous tous deux », ajouta-t-il en tapant amicalement sur leurs épaules avant de s'éclipser.

    Robert et Diana pour se détendre des tensions accumulées, décidèrent de rentrer à pied. Grandement soulagés, ils savouraient en silence la joie de savoir que leur mère et épouse était hors d'affaire. Arrivés chez eux, la fille eu ces mots : « Tu sais, papa, on dirait que le doyen de par son acte salvateur a effacé d'un trait toute l'injure que j'ai subie de Jean. » Il l'a prit alors dans ses bras et lui susurra :
    « Vois-tu chérie, les voies du destin sont insondables. Si l'une d'entre elles conduit au malheur, elle peut aussi servir de détour pour apaiser une autre peine, allez, allons dormir, il est déjà presque minuit.»

    Cette nuit là, Diana dormit comme un loir. Elle se réveilla lorsque le soleil, déjà haut placé, darda ses rayons à travers les rideaux de sa chambre. A peine fut-elle debout, que son père lui cria à travers la porte :

    « Réveille-toi, ma chérie, il est onze heures passées, et le doyen t’as dit hier qu’il aimerait que tu le rappelle ce matin.
    – Oui, papa , j'arrive, répondit-elle d'un ton ton guilleret. »

    Elle se réjouissait d'entendre à nouveau la voix sortant d'une bouche qui avait sauvé sa maman. Quand elle dit allô, elle entendit une voix amicale lui demander :
    « Comment vous portez-vous ce matin ?
    – Mais superbement bien, grâce à vous !
    – On ne va pas toujours revenir là-dessus, n'importe qui l'aurait fait.
    Moi, j'étais juste là au bon moment. Un point c’est tout. Écoutez, en tant que doyen, je ne peux tolérer les agissements de Jean. On peut certes, lors d'une fête de fin d'année académique, brocarder les professeurs et les étudiants, mais ceci, dans le respect de leur dignité. C'est pourquoi j'aimerais vous convoquer les deux dans mon bureau afin qu'il s'excuse devant vous. »

    Diana saisit l’occasion de faire d’une pierre deux coups. D’une part, elle obtempérerait à l’ordre bienfaiteur et d’autre part, elle aurait l’opportunité de mettre à ses pieds un de ces mâles, qui se servent des femmes pour leur plaisir. Elle était maintenant de force à affronter celui qui avait en plus usurpé son apparence et l’avait ridiculisée pour se valoriser aux yeux des étudiants qui s’étaient esclaffés à qui mieux mieux. Elle renchérit donc d'une voix vengeresse : « Vous savez, si ma mère n’avait pas eu cet accident duquel elle s’en est miraculeusement sortie, je n’aurais pas accepter les excuses de Jean. Mais la joie de savoir que ma mère est saine et sauve, dissipe ma rancœur. S’il s’excuse, je suis prêt à lui pardonner, et le plus tôt sera le mieux. » Il lui fixa rendez-vous pour le lendemain en fin de matinée.

    Le bureau du doyen qui se trouvait au rez-de-chaussée avait un aspect quelconque. L’ameublement se réduisait à une table miroir pleine de traces de doigts sur laquelle traînaient une demi-douzaine de dossiers suspendus, à deux cartonniers qui avaient l'air d'avoir fait leur temps et à quatre chaises en plastique aux dos usés. Jean y arriva le premier un sac de commission à la main. Il était un peu en avance. « Asseyez-vous là, lui signifia Philippe en lui désignant une chaise placée à sa gauche, et mettez vos affaires dans un coin, j’ai des choses à faire en attendant que Diana arrive. Son ton était on ne pouvait plus glacial,» N’en menant pas large, il lui répondit d’une vois soumise : « Aucun problème. » Lorsque dix minutes après l’attendue arriva, le doyen la plaça en face de lui. Puis, prenant un ton professoral, il déclara :

    « Jean, comme je vous l’ai dit l’autre jour quand vous vous apprêtiez à aller trouver Diana pour vous excuser, imaginez si chacun de nous traînait son prochain dans la boue puis venait s’en repentir auprès de lui. Cela serait trop facile. Et dans votre cas, c’est encore plus grave. Vous vous êtes servi de Diana pour amuser le public. Vous deviez ne pas être sans savoir que cela pouvait foutre à jamais sa vie en l’air. Aussi, vous dissuadai-je de lui demander pardon, car faire amende honorable à une personne qui n’est plus, c’est lui faire injure une seconde fois. Mais vous avez eu de la chance, la frayeur causée par la chute de sa maman qui s’en est miraculeusement remise lui a permis de relativiser bien des peines, et l’a ressuscitée, pour l’instant du moins. Toutefois, les ricanements sardoniques que vous avez produits pourraient lui revenir et la miner à mort. Vous allez donc non seulement vous excusez devant elle, mais aussi, allez-vous écrire sur une feuille qui sera affiché dans le hall d’entrée du collège Ce qui suit : "Moi, Jean Zbinden tient à faire savoir que je regrette profondément d’avoir perverti l’image de Diana Amandou dans ma dernière saynète. Elle est de loin pas le personnage qui vous a fait tellement rire. "» Prenant un air repentant, Jean se jeta devant celle qu’il avait persiflée et l’implora : « Ô pardonnez-moi », puis se relevant, il se dirigea vers le doyen, pris ses mains et déclama sur un ton solennel : « demain, j’irai pendre cette affiche. » Ensuite, à la stupéfaction des deux autres, il sortit du sac à commissions qu’il avait déposé dans le coin une bouteille de bourgogne, et leur dit d’une voix forcée : Après que le doyen m’a convoqué, je me suis dit quoi de mieux pour se faire définitivement pardonner de sa conduite qu'un breuvage cordial.

    Diana et Philippe demeurèrent sans voix, car ne s’attendaient pas que Jean obéît avec tant d’empressement aux injonctions. Cependant, Jean, qui était tombé dans les rets d’une passion soumise lors de la première discussion qu’il avait eu avec elle, désirait tant qu’elle donnât un signe de réconciliation. Car s’il l’avait humiliée, c’était par dépit d’un amour qu’elle lui refusait, frémit-il intérieurement. Alors, jouant son va-tout, il se hasarda à lui déclarer d’une voix doucereuse :

    « Allez, Diana, trinquons à l'amour renaissant.

    Diana, cependant, était à mille lieues de ce dont Jean souhaitait. Le coup de massue qu'il lui avait asséné, même si elle s’en était remise, l’avait marqué à jamais au fer rouge de la désillusion. Et tous les pardons du monde ne pourraient effacer sa défiance à son égard. Aussi lui répondit-elle :

    « Non, Jean, trinquons en l'honneur de Philippe, notre vénérable doyen, qui a sauvé ma mère d'une mort certaine, clama Diana sur un ton ferme.

    Philippe, voyant que Diana ne faisait pas grand cas de la déclaration de Jean, renchérit :

    – On ne peut toujours ressusciter un amour mort sous les coups indignes. Alors, trinquons et souhaitons à Diana de jouir à jamais du respect et de la dignité.

    Jean fut tout marri des propos de Diana et de Philippe. Il commençait à se sentir mal à l'aise dans cette ambiance adverse. Aussi fit-il mine d'avoir oublié son porte-monnaie chez le caviste qui lui avait vendu le vin pour prendre congé. Après qu'il fut parti, les deux s'indignèrent contre celui qui avait eu le toupet de faire du gringue à celle qu'il avait outragé dans son honneur. Après avoir déversé de tout leur saoul leur indignation, Philippe ne sut pas comment, lui, pourrait aborder la même fille sans éprouver la honte de profiter de son rang et de son statut de sauveur envers elle. Il avait toujours eu un penchant pour celle dont l’intelligence était au diapason de sa beauté. Cependant, il n’avait jamais encouragé le favoritisme à son égard. Il s’était contenté de lui jeter des regards subreptices pleins d’ardeurs. Devenu le sauveur de sa mère, et indirectement, de l’honneur bafoué de sa progéniture, savourer l’estime que celle-ci lui portait ne lui suffisait pas, il désirait le concevoir sous l’auréole de l’amour. Le hasard lui tendit la perche sous la forme d’une rencontre inattendue.

    Philippe consulta sa montre, puis s’exclama : « C’est déjà presque 13h, à 14h, j’ai un autre rendez-vous ici-même, je n’ai pas le temps de rentrer à la maison, je vais donc me sustenter dans un des restaurants du quartier.

    – Moi aussi, je vais rentrer, renchérit Diana. »

    Ils marchèrent un bout de chemin ensemble. Quand il passèrent devant un restaurant, l’ardoise affichait ses propositions du jour : "Salade de saumon fumé ou salade de chèvre chaud et lardons = 15 euros ". « Mmm, le saumon, comme c’est bon. » Diana qui était de nature gourmande, ne put s’empêcher d’emboîter le pas de la gourmandise, et d’ajouter des ses lèvres tendrement lippues : « Miam, miam. » Le regard de Philippe s’éclaircit alors de la lumière de l’exaucement, aussi saisit-il la balle au bond pour l’inviter à partager son repas avec lui. Flattée de ce tête-à-tête gastronomique qui s’offrait à elle, elle accepta promptement l’invitation. Les deux s’attablèrent dans un coin solitaire. Assis intimement rapprochés, le doyen ne savait
    comment tenir une conversation à une jeunotte que sa beauté rendait vulnérable. Comme un cristal pouvant se casser au moindre faux-mouvement, lui, le représentant du sexe fort et de l’âge mûr, pouvait la briser à la moindre parole maladroite, se disait-il. Et elle, la représentante du sexe faible, qui usait toujours de son charme à son avantage, était non seulement intimidée par la fonction de cet homme, mais aussi par celui à qui elle était redevable. Pour une fois, l’expression de ses élans naturelles fut muselée.

    « C’est bon ? Se décida-Philippe à lui demander.
    – Je me régale.
    – Si vous, le désirez on pourrait se retrouver de temps en temps ici avec votre mère.
    – Oui, pourquoi pas. »

    Elle dut faire un grand effort pour arborer un un air détaché, tant la proposition de Philippe l’excitait : faire partie des intimes du doyen ajoutait une fleur à sa couronne de vanité.

    « Alors, je vous propose de venir ici le soir, l’ambiance y est plus accueillante. Proposez à votre mère mercredi prochain à 20 heures, qu’une de vous deux me téléphone pour me le confirmer. »

    Il lui laissa ses coordonnées téléphoniques. Diana était sur un nuage. Elle eut hâte de savourer seule son bonheur en allant se baguenauder dans les petites ruelles de la ville. Lui aussi désirait jouir en toute quiétude du succès de son stratagème : il avait bien manœuvré pour revoir celle dont il était sourdement amoureux. Alors, comme s’ils s’étaient donnés le mot, ils engloutirent leur plat en toute vitesse et en silence, puis se séparèrent.

    Une semaine plus tard, souffrante, Sandra, la mère de Diana, ne put venir au rendez-vous que Philippe avait fixé dans le restaurant. Seule sa fille s’y rendit. Philippe, tout à sa jubilation d’être seul à seul avec elle, se confondit en regrets faussement appuyés. Cependant, Diana ne fut pas dupe.

    « Allez, allez, trêve de verbiage, vous allez me faire pleurer, s’esclaffa-t-elle, une lueur espiègle s’allumant dans les brunes prunelles. »

    L’orgueil d’être attablé avec une personne hiérarchique et envers qui elle avait un devoir de gratitude ne l’empêchait cependant pas de jouir instinctivement, du haut de ses dix-huit ans, d’avoir remis en place celui dont elle sentait la fierté de faire le beau avec une jeune étudiante ayant l’âge d’être sa fille. Philippe, quant à lui, tout penaud d’avoir été démasqué, et se sentant effectivement ô combien ridicule, se cacha derrière la dérision. Il lui dit sur un ton se voulant enjoué :

    « Pleurez donc, mais avant que l’on vous apporte votre plat. Vos larmes le mouillerait et de le salerait ». Puis, hélant le garçon qui passait : « Apportez la carte pour mademoiselle, Moi, je prendrai un chateaubriand comme d’habitude. » Quand il revint et la lui tendit, Diana, la gourmande de saumon, tomba comme l’éclaire sur la suggestion suivante : " cœur de saumon fumé, écrasé de pommes de terre tiède à la crème, salade de mâche" et il n’eut pas le temps de tourner les talons qu’elle s’écria avec une voix enthousiaste :

    « Moi, c’est tout choisi ! en pointant du doigt son choix. »

    Philippe lui lança une œillade de compréhension et lui demanda :

    « Buvez-vous du vin ? »

    Elle hocha négativement de la tête.

    « Bon, alors pour moi ça sera deux décilitres de chablis et pour vous Diana ?
    – Une eau plate .»

    Après que le garçon eut pris les commandes, elle lui posa la question qui lui brûlait sur les lèvres :

    « Avez-vous une famille, êtes-vous mariés ?
    – Je suis en enfant unique, mes parents, qui vivaient dans la Marne sont décédés depuis un certain temps ; j’ai perdu contact avec mes oncles, tantes et cousins. Et je suis ce que l’on appelle un
    célibataire endurci.
    – célibataire endurci par choix ou par destin ?
    – Par choix. Pourquoi se lier à quelqu’un pour la vie ? L’amour de toute manière ne dure que le temps d’une carrière. Alors, autant y mettre un terme avant qu’il tourne en déception. Et rien de tel que
    le célibat pour découvrir de nouveaux horizons féminins. Maintenant, à mon tour de me montrer légèrement indiscret : que comptez vous faire maintenant après avoir obtenu le bac ?
    – Des études menant au diplôme d’infirmière.
    – Vous me surprenez.
    – Et pourquoi ?
    – Avec le physique que vous avez, je vous aurais plutôt vu comme mannequin. »

    Réduite à sa plastique, la nature revint au galop. Diana redevint cette vamp qui rêvait de mettre les mâles à genoux, car elle les considérait comme les voraces du sexe, toujours infidèles. Alors, elle dédaigna l’homme qui avait sauvé la vie de sa maman, méprisa son prestige, et lui scanda outrée :

    « Si j’ai bien compris, l’apparence extérieure définit ce à quoi on est destiné, scanda-t-elle outrée. »

    Philippe, complètement quinaud, se tint rancune pour avoir proféré de tels propos. Désespéré il posa d’instinct sa paume sur la main de Diana. Elle ne la retira pas. De plus, elle fit briller ses yeux de tendresse hypocrite tout en se riant intérieurement du visage contrit de son vis-à-vis. « Excusez-moi, finit-il par balbutier. » Elle ne lui répondit pas, préférant goûter au plaisir d’avoir le doyen à ses pieds.

    Ce jour là, après avoir durant une dizaine de jours élu domicile chez son cousin, Jean s’apprêtait à regagner la maison de ses parents, Il espérait que le temps eût adouci la colère parentale. Son chemin passait par le restaurant où Diana et Philippe étaient attablés. A travers la vitre du restaurant, il les surprit, leurs mains posées l’une sur l’autre, le regard tendre de celle-ci fixé sur lui. Son sang ne fit alors qu’un tour. Il rentra en coup de vent dans l’établissement se précipita vers la belle, et lui dit, les yeux mouillés : « Ma punition pour t’avoir offensée est terrible, car le malheur d’un homme se mesure à l’aune de celui qui le remplace. La fonction de celui sur qui tu as jeté ton dévolu me rend tellement nul à mes yeux. » Puis il s’éclipsa devant le garçon venant apporter les boissons commandés, visiblement mal à l’aise par ce qu’il venait d’entendre,

    Les paroles de Jean interpellèrent hautement Diana. C’était vrai qu’elle se pavanait avec un homme qui l’éblouissait par son prestige. Il était tout aussi vrai que son vis-à-vis qui s’était vanté d’être vieux garçon avait étalé sa frivolité. Alors pourquoi sacrifier un homme qui était tombé à ses pieds pour lui demander pardon à quelqu’un dont la relation prendrait, elle en était certain, un caractère artificiel. Mais, après tout ce que celui-ci avait fait pour sa mère, elle ne pouvait le planter là. Elle se dit qu’elle irait retrouver Jean après avoir quitté le vert galant. Aussi lutta-t-elle pour ne pas laisser apparaître son trouble, et s’efforça de donner l’impression que la scène de récrimination à laquelle elle venait d’assister lui passait au dessus de la tête.

    Quant à Philippe, les propos que Jean avaient prononcés, au lieu de l’enorgueillir, le mettait mal à l’aise. Il n’était pas dupe, il savait parfaitement que si la jeune étudiante avait accepté de sortir avec lui dans un restaurant, c’était par reconnaissance pour avoir sauvé sa mère d’une mort certaine. Et bien qu’il se doutât que manger avec un doyen la flattait aussi, le donner à entendre par les paroles du jeunot, le rendait honteux de lui-même.

    « Bon, dit Diana d’un ton faussement joyeux, buvons à notre santé !
    – Oui, acquiesça Philippe, mais l’humeur n’y étais pas.

    Un silence embarrassé s’installa ensuite entre eux. Soudain, un homme à l’allure avinée s’écriant d’une voix éraillée : « Quelqu’un pourrait-il m’inviter à sa table, car j’en ai gros sur la patate ? » fit irruption dans le restaurant. Les deux l’invitèrent dans un même élan, tout heureux qu’il serve de diversion à leur embarras. L’homme qui vint vers eux semblait arborer la quarantaine. Il avait un visage creusé de noblesse, des yeux d’un bleu sombre et des lèvres tachées de vin rouge. Quand il prit place, il hoqueta  :

        «  Vous… ê...tes… bien… belle...
        ‒ Allez, qu’est ce qui vous arrive ? demanda Diana maternellement.                                                                                   ‒ La fem...me que... j’aime... a... vi...dé.. mon… compte… »

        Diana regretta de l’avoir invité, car  les relents de vodka qui se dégageaient de l’haleine de l’individu l’indisposèrent grandement. Elle sentit qu’elle n’en supporterait pas davantage. Aussi ne s’enquit-elle  pas de précisions mais lui dit :
       
        « Dommage que quelqu’un comme vous, pas mal de sa personne, se saoule, allez rentrez vous coucher.
         ‒  Je… ne me saoule… pas… je me con...sole… Jo...lie mada...me, hurla-t-il en tapant du poing sur la table ».

        De forts murmures désapprobateurs se firent entendre parmi la clientèle huppée et snob du restaurant.  Le patron, se trouvant là, surgit devant le trio comme un diable sorti de sa boîte. S’adressant à Diana, il lui demanda :

        « Vous le connaissez ?
        ‒ Pas du tout, répondit-elle, gênée. Nous avions juste eu pité de lui, c’est pourquoi nous l’avions invité à s’asseoir près de nous.
        ‒ Je vous prie de quitter le restaurant intima le maître des céans à l’homme gai ».
        ‒ Pas... ques...tion,  je… suis… a...vec… mes… a...mis, brailla-t-il de sa voix qui hoquetait, et en frappant la table avec le plat de sa main au rythme des syllabes prononcées. »
       
        Le maître de céans, nullement impressionné par la résistance turbulente du malotru aviné, l’empoigna,  immobilisa ses deux bras derrière son dos et le poussa vers la sortie. Cependant, il eu de la peine à contenir cet individu qui titubait grandement, si bien que passant devant Diana, celui-ci  la heurta. Le choc lui fit perdre le contrôle des nausées qui venaient de l’assaillir ; il vomit son trop plein d’alcool sur elle. Visage et  vêtements éclaboussés de vomissure, elle arbora une grimace dégoûtée et vociféra :    

        « Le salaud, mais regardez ce qu’il m’a fait !
        ‒ Oh Mon dieu, je suis profondément désolé. Martine, hurla le maître de ces lieux. »

        Une des sommelières se présenta aussitôt.

        « Emmenez madame aux lavabos. Prêtez-lui une de vos tenues et commandez leur un taxi à mes frais lui ordonna-t-il en ne lâchant pas l’ivrogne. »

        Puis, s’adressant à Diana et à Philippe, il leur dit :

        « Non seulement votre note est pour moi ce soir, mais de plus, je vous invite gracieusement à revenir manger dans mon établissement à votre convenance. Claude,  alertez la police, cria-t-il à l’adresse d’un garçon.
        ‒ Non…  supplia l’ivrogne, pas… la… po...lice. Aïe, vous... me... faites... mal,,,
        ‒ Bon, je ne l’appellerai pas, lui dit-il en  libérant ses mains, mais à condition que vous signiez un papier dans lequel vous vous engagez à dédommager la jeune femme des frais de teinturerie.
        ‒ Ou...i, m...ons...ieur. »

        Alors, le chef de l'établissement, tenant le soûlot par le bras, se rendit avec lui à sont bureau. Là, il rédigea l’engagement et le lui fit signer non sans avoir auparavant vérifié son identité. Puis il s’enquit : « Avez-vous de quoi payer un taxi ? » Répondant par un hochement positif de la tête, il lui commanda un taxi et le conduisit vers la sortie.
           
         Diana, quant à elle, accablée d’humiliation et de honte, fut prise en charge par la sommelière qui la dirigea vers l’espace sanitaire du personnel. Après s’être débarrassée de l’habit rempli d’immondices, elle enfila une tenue de sommelière adaptée à sa taille. Philippe fut pris d’un éclat de rire en la voyant arriver ainsi accoutrée et d’un pas mal assuré. Cela l’irrita au point qu’elle lui dit d’un ton haineux :

        « J’aurais bien voulu vous voir recevoir le vomi de l’individu.
        ‒ Excusez-moi, c’était plus fort que moi. »

        Sur ce, le patron accourut en  disant :

        « Je viens de le mettre à la porte et je vous ai commandé un taxi. Tenez madame, voici cinquante francs pour la course ainsi que l’engagement de remboursement des frais de teinturerie auquel est agrafé la photocopie de la carte d’identité de l’individu. Allez, j’espère vous revoir bientôt ici. » Elle prit ce qu’il lui tendit et le remercia avec froideur.

        En franchissant la porte du restaurant, Diana dit à Philippe :

        «Je ne vais pas vous imposer la présence d’une demoiselle mal accoutrée, alors, allez de votre côté, moi du mien. Prenez le taxi, cela me fera du bien de marcher, lui-dit-elle d’un ton renfrogné en lui tendant sèchement le billet de cinquante francs.
        ‒ Mais pourquoi cette humeur boudeuse ? Je n’y suis pour rien avec ce qui vous est arrivé. Il aurait aussi pu vomir sur moi, et c’est vous qui auriez rigolé en me voyant déguisé en sommelier.
        ‒ Effectivement, mais admettez le, notre rencontre a été décevante, et c’est cela qui me chiffonne. Tout avait déjà mal débuté avec votre remarque maladroite, puis Jean est venu faire scandale avant qu’un individu me salisse. Mais j’y pense ! Les événements de ce soir ne montrent-ils pas que si je vous dois de la reconnaissance, elle ne peut cependant m’obliger d’avoir des rencarts avec vous ?  D’ailleurs, pourquoi vous y forcer  aussi ? J’ai bien senti qu’après l’intervention de Jean, je vous mettait mal à l’aise.
        ‒ Bien, restons en là, mais de grâce reprenez vos sous !
       
        Diana lui obéit, tourna les talons, et Philippe s’engouffra dans le taxi. Il sut gré au destin de lui avoir fourgué un intempérant qui a mis fin à une relation chimérique. Se pavaner comme un paon avec une jeune fille à ses côtés, lui qui aurait pu être son père, l’aurait sûrement mener vers le ridicule comique du sentiment envers elle.
        Quelques jours après cet épisode, Philippe partit en croisière, Il y fit la connaissance d’une dame à sa mesure, celle avec laquelle il pouvait s’afficher sans vergogne et qui reléguait ses enfantillages dans l’oubli.
       
        L’image de Diana et Philippe assis intimement dans le restaurant n’avait de cesse de hanter Jean. Sa pensée ne pouvait se détacher des yeux bleus de tendresse qui caressaient le regard lubrique du doyen. La colère envers l’homme qui le reléguait au  rebut de la jeune fille l’assaillait physiquement. Ses parents quand ils le virent entrer, le visage blême, l’œil en feu et les lèvres tremblantes, s’inquiétèrent :

        « Mais qu’est ce qui t’est arrivé, Jean ? Lui demanda sa mère.
        ‒ Laisse tomber.
        ‒ Mais tu nous inquiètes ! Cela s’est-il mal passé avec ton cousin ?
        ‒ Pas du tout, au contraire, il m’a été d’un grand secours. C’est en revenant chez vous que…
        ‒ As-tu été attaqué ? l’interrompit-elle, inquiète.
        ‒ Pas dans le sens que tu l’entends.
        ‒ Alors quoi ? Insista-t-elle, allez, parle !
        ‒ Diana m’a foutu un coup.
        ‒ Elle n’a pas dû te faire très mal, frêle comme elle est.  Et à part ta mine, tu te portes plutôt bien, lui dit la mère.
        ‒ On peut faire mal de différentes manières.
        ‒ Hé, fiston,après ce que tu lui a fait subir, lui dit son père.
        ‒ En tout cas, elle s’est bien remise de ma soi-disant humiliation, je l’ai surprise dîner en amoureux avec le doyen.
        ‒T’en est sûr ?
        ‒ Je les ai vu par le fenêtre d’un restaurant. Comment a-t-elle pu me faire une scène pour l’avoir humiliée. Ne s’humilie-t-elle pas en s’affichant amoureusement avec un homme d’un certain âge ?
        ‒ Mais, alors tu n’as plus à te faire du remords. C’est une fille légère. Elle n’a  eu que ce qu’elle mérite. Nous allions nous mettre à table. Manges-tu avec nous ?
        ‒  Non merci, j’ai déjà mangé, je suis fatigué et je vais me coucher. »

        Jean monta dans sa chambre. Son estomac était trop noué par la colère pour avaler quoi que ce soit, son esprit était trop chahuté par l’image de Diana pour s’investir dans une conversation avec les parents. Il se coucha, et harassé de révolte, il s’endormit.

    Diana marchait d’un pas allègre, car elle aussi était reconnaissante au hasard  d’avoir bien fait les choses, de l’avoir, grâce à l’intrus, débarrassé d’un homme envers lequel elle n’avait su quelle attitude prendre.  La légèreté que lui procurait ce sentiment de délivrance, l’éloignait du sexe fort. Alors, même si elle s’était résolue d’aller trouver Jean pour lui pardonner, son féminisme anti-mâle prit le dessus sur sa résolution. Arrivée chez elle, sa mère lui dit :

        « Cela fait plaisir de te voir si guillerette. Qu’est ce qui t’est arrivée ?
        ‒ Je me suis débarrassé de Philippe ».

        Sa mère comprit que ce quadragénaire avait abusé de sa position de secouriste providentiel pour faire du gringue à sa fille. Elle fut trop heureuse que sa fille lui eût résisté pour le montrer. Aussi dirigea-t-elle sa joie sur l’annonce suivante  :

        « Hé, j’ai parlé avec tante Aline au téléphone et je lui ai  raconté que tu avais passé le bac haut la main. Figure-toi qu’elle t’invite non seulement à passer dés demain ses vacances chez elle dans sa propriété lyonnaise, mais aussi à t’y installer pour tes études d’infirmière, Lyon étant une cité universitaire. Tu sais, cela tombe bien, car nous ne cessions de nous demander avec papa, comment faire face aux  frais universitaires et à tes frais de séjour dans une ville estudiantine.
        ‒ Oui, chiche, s’exclama-t-elle. Après ce que j’ai vécu, j’ai hâte de faire mes valises ! »

        Diana fut donc toute contente d’apprendre qu’une occasion s’offrait à elle de de s’éloigner, en catimini, des ces hommes qui ne pensaient qu’à passer avec elle
    des moments charnels.

        … Jean se réveilla d’un rêve étrange. Il s’était vu habiter en haute Normandie  dans une maison à colombage où il vivait seul comme un vieux hibou. La danse de la mer fouettée par le vent, qui l’avait plongé dans une suave sérénité, lui restait en mémoire. Alors, il jeta aux orties l’image de Diana et de Philippe, fit sa toilette et rejoignit ses parents qui prirent leur petit-déjeuner. Lorsqu’ils l’aperçurent, les deux s’exclamèrent presque en chœur :

        « Quelle mine ! Ton sommeil a vraiment été réparateur.
        ‒ Oui, dans les bras de Morphée, c’était apaisant.
        ‒ Morphée, ton nouvel amour, après Diana, s’esclaffa le père en lui tapant amicalement le dos.
        ‒ Non, de la mer.
        ‒ Quoi ? Je pensais que tu plaisantais. Morphée, serait-elle la mère de Diana ? s’étrangla-t-il presque.
        ‒ Allez, calme-toi, papa, rigola-t-il à son tour, je parlais de la mer, de l’eau, des vagues.
        ‒  Ah bon !
        ‒  Et j’en ai tellement pris goût que je désire passer quelques jours de vacances auprès d’elle. Seriez-vous partant ?
        ‒  Nous avons prévu de faire une croisière pour nos noces de bronze, mais va y seul, nous te l’offrons volontiers.
        ‒  Oh merci, merci ! »

        Jean ne se fit pas prier et éplucha les annonces location vacances à la mer. Il trouva assez vite son bonheur et partit le surlendemain pour Haïti. Là-bas, il se prit de sympathie avec un nageur sauveteur.  Lui qui avait décider d’entrer soit en Science Po soit à l’ENA pour faire une carrière politique, fut attiré par cette profession où le dépassement de soi se conjuguait avec l’âme aquatique et sereine. Il abandonna ses ambitions juridiques et s’établit là-bas pour y exercer sereinement sa profession.

        Ainsi, Diana, Jean et Philippe s’en allaient vers leur destinée sans que leurs chemins ne se croisassent.

    FIN

    David Frenkel

     

     

    Editer
  • L'absence qui éclipsait l'autre

            A l’âge de deux ans, j’attrapai la poliomyélite. Si je retrouvais l’usage de mes jambes au bout de quelques jours, elles demeuraient toutefois atrophiées.

    C’était le premier mardi après-midi de ma première année d’école obligatoire. Nous nous rendîmes à la piscine pour y suivre des cours de natation. Lorsque Alexandre, mon camarade, me vit en caleçon de bain, il lança :

    – Hé ! Regardez les jambes de Romain, elles sont toutes minces.

           Comment avais-je osé exhiber des jambes qui n’entraient pas dans la norme corporelle, semblait-il sous-entendre. J’avais été entouré jusqu’ici uniquement de gens ne s’attardant pas sur mon infirmité. Mais après un jour de scolarité, je fus abruptement mis en présence de l’autre. Cet autre avait le coup d’œil cruel et la langue perfide. Son regard avait déchiré mon tissu social et sa remarque m’avait relégué pour le restant de mes jours dans une infériorité. C’était la première fois que j’avais été confronté à lui ; je le redoutais, le jalousais et le détestais déjà. Je le redoutais car seule la cinglante répartie aurait pu mettre du baume sur les plaies de l’amour-propre. Or, je bégayais maladivement suite à une blessure au contact d’une situation enfouie dans les limbes de ma mémoire; lorsque j’avais interrogé mes parents à ce sujet, ils ne m’avaient été d’aucune aide. Je le jalousais car le poids de la honte ne pesait pas sur ses membres. Le mollet musclé bombant le fier galbe de mon camarade narguait mes gambettes débiles ; j’avais hâte de me rhabiller. Je le détestais car il me semblait que son air jovial soufflait la froide sentence : la tare m’accompagnerait jusqu’à la fin de mes jours. Les jours se suivirent et avec eux le cortège des souffrances morales lorsque mes jambes nues, contrastant désagréablement avec les traits fins de mon visage, me précipitaient impitoyablement dans un monde ubuesque condamnant mon esprit à l’estrapade. Habillé, j’étais au niveau de l’autre ; mais une fois déshabillé, je devenais son inférieur.

             Je devais avoir onze ans, je participais à un énième cours de natation. Après un nombre incalculable de leçons, j’étais toujours incapable de faire deux brasses de suite sans l’apport d’une bouée. Le maître nageur demeurait évasif lorsque mes parents, inquiets, le questionnaient sur ce sujet. J’étais peut-être paralysé par un sport qui me dévêtait. La brusquerie de ses injonctions ne m’encourageait guère, au contraire elle me pétrifiait. Il faut dire aussi que je ne l’intéressais pas outre mesure. Sans doute gardait-il son énergie et sa salive pour les bêtes de la natation. En ce jour, il ne put donner son cours ; c’était la première fois, depuis le début de ma scolarité, qu’il fit défection. Son remplaçant m’appela lorsqu’il me vit patauger, entouré du viatique des débutants ; je me dirigeai vers lui, et il me demanda :

               – C’est ton combientième cours de natation ?

               – Vous savez, j’en ai déjà tellement eu, soupirai-je.

               – C'est-à-dire ? insista-t-il.

               – Cela fait cinq ans que j’essaie de nager sans bouée, et je n’y arrive toujours pas.

               – Prends ta bouée et allons dans le petit bassin, à cette heure il n’y a pas grand   monde. Tu nageras, je te dirai quand il faudra t’arrêter, m’ordonna-t-il sur un ton diablement doux.

               L’humeur débonnaire de cet homme me mit soudain en confiance. Euphorique, je me sentais pousser des ailes ; bientôt, j’apprivoiserais l’eau, me dis-je. Je m’exécutai. Au bout d’un quart d’heure, il plongea dans l’eau et me demanda :

               – Es-tu fatigué ?

               – Je lui fis non de la tête.

               – Mais c’est absolument parfait ! s’exclama-t-il. Tes mouvements sont parfaitement  synchronisés. Il suffit simplement de faire la même chose sans te reposer sur Archimède. Nage en effectuant les mouvements appropriés, et tu ne te noieras pas, me dit-il en me caressant la tête.

               Nous retournâmes vers la piscine olympique. En route, nous tombâmes sur Alexandre ; une camarade de classe l’accompagnait. Après lui avoir glissé quelque chose à l’oreille, les deux fixèrent mes jambes et éclatèrent de rire. Comme la vague salissant sous le vent, la tumeur de mon amour-propre apparut sous le lazzi des deux benêts ; leur moquerie avait fait jaillir en sanglots la peine qui gisait depuis longtemps dans l’abîme du sous-homme. Le maître nageur essuya mes pleurs avec son mouchoir puis il me plaça au bord de la piscine et me dit :

              – C’est vrai, tes jambes sont mal faites, mais l’essentiel n’est-il pas qu’elles te fassent avancer ? Le regard que l’autre porte sur elles n’influe aucunement sur ton destin, il est entre tes mains. Nombre de gens bien musclés sont insatisfaits faute de n’avoir pas cultivé le dépassement de soi. Défie le regard de l’autre en plantant ta performance dans la pupille de celui-ci ; elle l’éblouira à telle point que l’autre deviendra aveugle à ton atrophie infâme.

               Sur ces mots, il me poussa dans le bassin. Mon corps coula à pic. Étourdi, je commençai à aspirer l’eau lorsque l’image de la camarde, sous forme d’un gouffre froid dans lequel je m’imaginais tomber sans discontinuer, me fit réagir. A l’aide de mon pied, frappant violemment le fond de la piscine, je remontai à la surface. Le maître nageur se tenait près de moi. Il me félicita pour mon bon réflexe et ajouta :

               – Je voulais tester ta réaction. Fais maintenant les mêmes mouvements que tout à l’heure et nage jusqu’aux escaliers de la piscine, je reste à tes côtés.

                Les mains et les pieds se mirent en mouvement, je nageais comme par enchantement.

                                                        Ô douce volupté,

                                                       Eau, maîtresse de l’univers,

                                                       Même si l’amour ne devait pas me submerger,

                                                      Je flotterais sur toi jusqu’à la fin de mes jours,

              pleurai-je de joie. Lorsque j’atteignis les escaliers, le maître nageur m’embrassa sous les yeux ahuris d’Alexandre. La surprise le jeta en pâmoison, le paria s’était révolté. Eh oui, l’autre, l’œil marri, n’allait plus jamais s’attarder sur mes fumerons. Toutefois, lorsque je lui adressais la parole, son sourire narquois semblait me dire : si la natation marque tes jambes du sceau de la normalité, ta déficience verbale résonne de débilité mentale. Jusqu’à la croisée des chemins de notre vie, l’intelligence, dans l’esprit de l’autre, bégayait aussi.

               Après l’école obligatoire, je perdis Alexandre de vue.

               Un soleil empressé m’accompagnait en ce jour du mois de septembre. Il s’invitait à la cérémonie d’un concours d’écriture au cours de laquelle le président du jury me remettrait le premier prix. Le concours avait pour thème : « message d’amour sur un répondeur ». Si la réalité ne m’avait pas encore promise à aucune fille, la passion frivole, elle, sous les traits d’une muse, se montra généreuse en s’intéressant au concupiscent. Mon texte s’intitulait : « L’amour entre les mains d’un répondeur ». Je pris place dans l’auditorium. Ma surprise fut grande lorsque j’aperçus la fille à qui mes phrases étaient adressées, elle était assise devant moi. S’était-elle enquise de mon nom après avoir écouté mon message ou était-elle dans ce lieu pour d’autres raisons ? me demandai-je. Le jury entra et fit, après les discours et félicitations d’usage, lecture au public de l’œuvre primée. Je fixai les oreilles de la fille comme si je lui répétais :

               Belle inconnue, bonjour ! Je vous ai aperçue il y a peu de temps. Je rentrais de mon travail entre chien et loup. Le train était bondé, et vous vous teniez à quelques pas de moi. Vous me paraissiez si sombre et si lumineuse à la fois. Je vous imaginais à travers vos cheveux d’ébène reflétant des brindilles d’amour calciné, mais je vous envisageais aussi à travers vos yeux de biche, d’un noir profond, diffusant une passion étoilée. Comme le soleil s’apprêtant à darder ses rayons sur la lune, votre fureur se préparait à percer l’ombre amoureuse lorsque vous avez sorti votre portable de votre sac. Sur un ton réprobateur, vous avez dit à votre interlocuteur qu’il ne fallait pas confondre le commerce et le cœur. Vous étiez prête à lui vendre votre voiture et lui avez demandé s’il était disposé à s’aligner sur votre prix. Puis, prenant une voix envoûtante, vous lui avez prié de vous donner de ses nouvelles en laissant un message sur votre répondeur, car vous partiez le soir même en vacances, et votre portable n’avait pas de boîte vocale. Lorsque je vous ai entendue lui donner le numéro de votre téléphone fixe, l’espoir de servir vos ardeurs vrombissait dans ma tête comme un essaim de cupidons. Je vous avais observée durant toute la conversation. Votre emportement faisait palpiter sensuellement les narines de votre petit nez en trompette. Vos lèvres avaient l’air de prendre à témoin la fleur dissimulée entre vos cuisses. Votre oreille ornait élégamment, comme un col de dentelle, votre téléphone bleu. Votre main si délicieusement féminine relevait gracieusement une mèche rebelle s’agitant sous le vent coulis. Devant tant d’attraits, je désirais enfouir ma tête dans le creux de vos seins, et boire la sève montant de vos reins. Le courant d’un désir m’amène vers vous. Sans crainte d’échouer contre votre réprobation, je me laisse emporter comme un rêveur au fil de l’eau. Sachant que vous ne m’écoutez pas, ma présente déclaration flotte sur un espoir voluptueux qui s’évanouira ou prendra corps au fond de votre oreille. Rappelez-moi au plus vite au vingt, cent neuf, trente-et-un. Entendez aussi par là : mon appel n’aurait pas été vain, si du sang neuf me mettait sur mon trente et un. Votre beauté sanglote en moi, elle me fait trembler. Dans l’attente de votre coup de fil, la divinité que votre allure et votre expression inspirent m’aidera à traverser le couloir d’une attente interminable. Je ne sais si dans le chaudron de vos amours un autre amant bout déjà. Si tel devait être le cas, mes paroles galantes se consumeraient avec joie sur le couvercle de votre cœur en feu. De leurs cendres renaîtraient, j’en suis certain, d’autres mots enflammés échauffant alors l’amante à moi consacrée. Je ne vous embrasse pas car, vos appas ne m’entourant pas, mon baiser risque de ressembler à un amuse-bouche qui laisse le pique-assiette sur sa faim.

              Les applaudissements crépitèrent. Alors que je me dirigeais vers l’estrade pour recevoir mon prix, mes genoux se dérobaient sous moi. J’avais reconnu Alexandre, l’autre, il avait donc primé mon texte. Je ne l’avais pas revu depuis dix-huit ans, cependant le visage taillé à la serpe et les yeux en boutons de bottine portaient sa marque indélébile. Toutes mes félicitations, Romain, me dit-il en me donnant l’enveloppe. Puis il me demanda :

              – Ta prose, est-ce une fiction ou un récit autobiographique ?

              – Un récit autobiographique.

              – Je parie qu’elle est dans la salle, ajouta-t-il en exécutant une mimique.

              Je ne réagis pas et m’en allai serrer la main des autres membres du jury. En regagnant ma place, j’aperçus à mon grand dam que la fille s’était évaporée. Si le sourire narquois de l’autre disparaissait derrière le rictus soulignant l’ombrage que mon succès mettait dans son esprit, la récompense que je tenais entre mes mains ne consolait pas le vert galant.

    David Frenkel

  • Souhaits

    Que ta gracieuse majesté

    Me fasse goûter la volupté

    De l’élixir d’amour

    Qui me rende un jour

    Charitable envers les autres

    Comme le prônaient nos apôtres.

     

    Que ton incommensurable beauté me fouette

    Et me fasse vraiment voir les arts à facette

    En m’imprégnant dans un monde spirituel

    Où la joliesse se rit des péchés véniels

    Lorsque l’artiste a grandement souffert

    Pour émerveiller les gens sur cette terre.

     

    Que ta splendide harmonie

    Ait raison des tyrannies

    Qui nous assaille durant notre vie

    En ne demandant pas notre avis

    Et créent des déséquilibres

    En polluant à l’air libre.

     

    Que ton charme irrésistible

    Atteigne maintenant ses cibles

    En neutralisant le malheur

    Et en faisant cesser les pleurs

    Qui laisseront la place

    Au bonheur qui enlace.

     

    Que ta démarche ailée

    Me donne envie d’aller

    Là, où toutes les passions brûlent

    Les corps qui sont sous la férule

    D’un sentiment amoureux

    Rendant les hommes heureux.

     

    Que tes yeux pétillants et perçants

    Découvrent nos défauts agaçants

    Afin que la honte nous submerge

    Et que le repentir nous asperge

    En lavant notre crasse

    Et ôtant toutes traces.

     

    Que ta bouche charnue embrasse

    Ceux que l’amour chaste terrasse

    Et console les chairs déçues

    David Frenkel