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  • Une grue… Qui l’eût cru ?

          Mes collègues de bureau trouvaient bizarre que je restasse en retrait lorsqu’ils parlaient du beau sexe. Avait-il un problème avec la gent féminine ? Souffrait-il de complexes ? se demandaient quelques personnes bien intentionnées. Sans être un adonis, je n’étais pas vilain à regarder. Lors des sorties de bureau, les pipelettes avait surpris plus d’une fois — par hasard, évidemment — des secrétaires qui me faisaient des yeux de gazelle. Je me plaisais à dire quand elles m’invitaient à danser : «je danse comme un pied, c’est pourquoi personne ne prend son pied en dansant avec moi.» On pouvait penser que, moi, Paul, j’étais un célibataire endurci, content et fier de l’être, qui ne se laissait pas tenter par la pomme d’une fille d’Eve de peur de devenir sa bonne poire. Mais de là à se montrer si peu intéressé quand des voix s’extasiaient devant le galbe d’une jeune fille en photo, eux, les collègues, n’en revenaient pas. Ils ne se doutaient pas que, si je ne m’excitais pas avec eux, c’était parce que leur admiration s’accompagnait de propos qui n’allaient pas de pair avec une beauté. Était-il alors porté sur le troisième sexe ? finissaient-ils par se demander. Pour en avoir le cœur net, mes compères décidèrent de m’offrir pour mon cinquantième anniversaire un cadeau très spécial Un cadeau qu’on n’emballe point, mais un cadeau qui emballe en tous points. Un cadeau qui ne se débouche pas, mais qui débouche sur des appas. Un cadeau que je ne mangerai guère, car cela me démangera de se le faire. Vous l’avez compris, mes amis, rongés par la curiosité, décidèrent de confronter ma sexualité à une beauté. Chacun mis la main à la pâte, pardon, dans son porte-monnaie ; on ne lésine pas sur les moyens quand on veut tout savoir sur la vie intime de son proche citoyen. Les gais lurons dénichèrent rapidement et facilement l’heureuse élue, car bien des grues courent nos rues, certaines prennent même pied dans les innombrables chantiers de la ville, mais ceci est une autre histoire. Mes collègues avaient bien fait les choses : ils m’avaient épié quelques temps et avaient constaté que je me rendais durant la pause de midi dans un restaurant à toque, à l’abri des regards indiscrets de mes camarades, mais sous l’œil vigilant d’un cuisinier qui, des rognons de veau au bœuf tartare en passant par une bonne cave, m’emmenait vers les raffinements gastronomiques. Pour eux, cela valait la peine d’assaisonner ma gourmandise de sensualité. Tout au plus, se bidonnaient les joyeux drilles, ne sera-t-il pas porté sur la chose, et pour une fois, la jolie demoiselle ne risquera pas d’avaler des couleuvres en exécutant les basses œuvres.

          Le jour de mon anniversaire, le patron de l’établissement, qui me connaissait depuis belle lurette, se mit en quatre pour me satisfaire, car j’étais exigeant comme pas deux. Pour clore sur la note 6 ce repas gargantuesque, le chef cuisinier me servit une forêt noire appétissante entourée de cinquante bougies allumées. Je les éteignis en deux souffles sous le chant traditionnel qui s’élevait d’un cédérom. Après que le garçon eut découpé la pâtisserie, je distribuai les tranches à ceux qui me félicitaient. Soudain j’entendis :

          – Dites donc, vous avez un sacré souffle !

    Une jeune femme, vêtue d’un fourreau qui moulait une taille mannequin se tenait devant moi. Elle s’était servie effrontément d’une tranche de gâteau qu’elle mangea avec volupté tout en me parlant.

          – Et vous non plus, vous n’en manquez pas, lui répondis-je du tac au tac.

          – Excusez-moi, mais le parfum de cette pâtisserie m’enivre à ce point, que je ne contrôle plus ma main.

          – Si ce n’est que votre main… Vos pieds trouveront le chemin. Par là, la sortie !

    – Justement, aujourd’hui, je suis de sortie !

    – Vous croyez que vous pouvez tout vous permettre parce que vous êtes bien roulée !

         – Mais vous aussi, vous vous mettez en boule !

         Je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire.

          – Alors, continua-t-elle, le fait de ne vous avoir pas félicité et de vous avoir piqué une tranche, doit-il aussi entamer votre bonne humeur en ce jour anniversaire ?

          La malice se déversait de ses beaux yeux noisette. Elle avait secoué ses longs cheveux soyeux, noirs d’ébène, comme pour ponctuer son insolence. Je remarquais que si sa robe épousait son corps, les traits de son visage se mariaient à un port de déesse. Et si elle était la cerise sur le gâteau ? ne pus-je m’empêcher de penser.

          – Bon, allez, prenez place. Garçon ! Une bouteille de champagne ! Vous prendrez bien un verre avec moi ? A moins que je ne sois déjà, à vos jolis yeux, qu’une bulle prétentieuse.

          – D’accord. J’avais l’intention de rejoindre une amie sur le bateau dansant, mais j’ai encore du temps. Je bullerai avec vous quelques instants.

          – C’est drôle, dis-je, je ne vous ai pas remarquée auparavant ; vous venez souvent dans ce restaurant ? Comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais montré jusqu’ici la monture d’un si beau bijou ? lui demandai-je en pointant mon index sur elle.

         – Mais qui veut voyager loin ménage sa monture, me dit-elle en me faisant une œillade. Trêve de plaisanterie, je suis entrée ici, attirée par le chant d’anniversaire.

         – Et moi, croyez-vous que je sois attiré par le chant des sirènes ?

         – Cela dépend de vous, de votre capacité de distinguer un signal d’alarme d’une sirène déployant ses charmes.

         – En ce moment, dois-je me tenir sur les gardes ou dois-je baisser ma garde devant votre répartie ? Les paroles qui sortent de votre bouche aux lèvres trempant dans une sensualité pourpre me frappent comme la foudre surgissant après l’éclair d’une vénus.

          J’étais dans tous mes états. Cette jeune femme qui était assise devant moi allait-elle empoisonner ma petite vie de célibataire ? Diable, personne n’a trouvé jusqu’ici l’antidote de l’amour. Surtout quand l’antipathie mute. Le virus s’installe alors dans votre cœur. Il peut être votre ennemi mortel s’il fait sa vie, s’il se fond en vous, il vous ravit. Le sommelier arriva et déboucha une bouteille de champagne millésimé. A peine eut-il rempli nos verres que je les levai en m’exclamant :

        – Santé…

        – Vanessa, santé  …

        – Paul.

        – On peut vivre sans thé, sans café ! Mais jamais sans un verre d’alcool ; c’est ce qui rend la vie cool, joyeux anniversaire, merci pour le dessert, se gaussait Vanessa.

        – A part rire, que faites-vous dans l’existence ?

        – Je suis décoratrice

        – Que décorez-vous ?

        – je décore les hommes. Je dessine des sourires sur des visages placides. Je donne de la lumière à un regard triste.

         – Et comment faites-vous pour illuminer un regard triste ?

         – Je plonge certains yeux dans un bain de soleil ou dans une gorge qui allume.

         – Je ne comprends pas très bien.

         – Vous comprendrez peut être si je vous dis que je teins en rose la vie des hommes lorsque leur pouls bat à cent à l’heure.

         – Pourquoi attendez-vous que leur pouls batte à cent à l’heure ?

         – Vous me cherchez des poux ! dit-elle en s’esclaffant.

          J’étais désorienté. Jouait-elle avec moi en meublant une heure creuse avant d’aller rejoindre son amie ? Comment lui faire comprendre qu’elle m’avait ensorcelé ? Je décidai de ne pas tourner autour du pot, lui faire sentir que je l’avais dans la peau.

         – Vanessa, votre corps vous avantage, il égale votre langage, c’est pourquoi je ne peux plus manier la langue de bois. Si vous saviez comme je vous aime, depuis tout à l’heure, je ne suis plus le même. Bien que votre profession m’échappe, moi, je fais profession de ma passion pour vous.

         – Chéri, ne me place pas sur un autel, viens plutôt avec moi à l’hôtel !

         Cette fois je m’attirais les foudres d’un homme qui se sentait ridicule. Je n’étais vraiment pas un foudre de guerre. Comment ai-je pu me laisser piéger par celle qui décorait les hommes en faisant commerce de ses charmes ? Cependant, un doute subsistait, car elle ne m’avait pas demandé de l’argent. Alors pourquoi était-elle venue à moi ? Fut-ce malgré tout par émoi ? Je lui demandai :

         – Mais toi, Vanessa, m’aimes-tu ?

         – Non, pas du tout, je ne suis pour toi qu’un cadeau d’anniversaire qu’on a hâte de découvrir mais qui ne s’ouvre pas. Un présent qu’on peut effleurer mais qu’on ne peut plus déflorer. Tant d’homme m’ont passé dessus mais ils m’ont à peine aperçue. Allez, viens ! Vous les hommes, vous confondez amour et glamour. Une femme glamoureuse n’est de loin pas une femme amoureuse ! surtout dans notre métier où l’on sonne le glas de l’amour. Laisse-toi aller. Prends-moi sans arrière-pensées car tes collègues m’ont bien récompensée.

          Nous avions à peine goûté au champagne, que notre affaire fut rapidement consommée. Après cela, Vanessa a dû mener à bien un autre rapport afin que mes camarades soient fixés une fois pour toutes sur mes penchants. C’est un collègue imbu de bière qui m’a rassuré un soir au sujet de leur noble intention.

    David Frenkel

    (Nouvelle publiée sur le site De Plume en Plume)