La tentation, chemin du plaisir
La tentation, c’est le parcours d’un plaisir. Il débute dans les limbes de la pensée humaine et aboutit au désir, étape ultime avant l’assouvissement. Le plaisir se sert du corps pour arriver ses fins. Parfois il est satisfait tambour battant. Il arrive cependant que le plaisir fasse halte dans une culpabilité. Il a alors le loisir de s’abandonner aux mains d’une délectation morose ou d’un bonheur éphémère. Le plaisir, quand il relève de l’art, summum délicieux de la futilité, vogue dans les eaux claires de l’innocence jusqu’au moment où il est happé par les tourbillons de l’ineffable, appelée aussi extase ou encore plaisir de l’âme. Pour atteindre cet état, l’extase n’accomplit aucun parcours. L’extase prend subitement l’homme sans passer par la tentation ; l’immatérialité de l’âme est déjà le creuset d’un monde sensible. Ce monde ne se raconte pas, il se sent.
J’aimerais vous conter ci-après les récits imaginaires de quelques personnes ayant emprunté la route du plaisir en déployant — selon la terminologie judéo-chrétienne — les ailes des péchés capitaux. Aux lecteurs de conclure ces récits dans leur esprit. En tirant une leçon moralisatrice ou de bon sens de ces historiettes, ils les transformeraient en fables, en leur attribuant un hasard capricieux, ils adopteraient la forme de la nouvelle.
Anne, séduite par la gourmandise
Elle s’appelait Anne. Abandonnée dans la rue aux premières heures de sa naissance, Anne était une enfant de l’Assistance. En plus de son malheur, la pauvre n’avait pas été gâtée par Dame Nature. Son visage laid accentuait la disgrâce d’une femme mal de corps et d’esprit. Anne n’obtenait aucun diplôme. A sa majorité, elle quitta l’Hospice sans un sou dans sa poche. Une camarade la prit en pitié et l’a fit entrer dans la Loterie Nationale. Chaque matin et par tous les temps, Anne s’en allait vers la grande place du village afin d’y planter l’étalage des billets de loterie qu’elle vendait à la criée. Elle rentrait fourbue à la tombée de la nuit. Le plaisir se morfondait dans la vie claustrale de cette misérable jusqu’au jour où une dame bien fagotée se porta acquéreur d’un billet. Chargée d’un grand gâteau, la dame pria Anne de bien vouloir tenir quelques instants l’odorante pâtisserie, le temps qu’elle choisît son numéro. Cela faisait des lustres qu’Anne n’avait pas reniflé le parfum suave de la purée aux marrons, cela faisait des lunes qu’Anne n’avait pas senti l’odeur moelleuse de la crème fraîche. Le plaisir avait atteint la gourmandise d’Anne. La dame remarquait qu’Anne ne décollait pas les yeux du gâteau. Aussi l’invita-t-elle chez elle le soir afin de partager ce dessert en l’honneur de sa filleule qui fêtait son anniversaire. Lorsque Anne porta dans sa bouche la tranche que l’amphitryonne avait découpée, son contentement fut si intense qu’elle rêva d’une richesse où pleuvrait la succulente nourriture. Rentrée chez elle, Anne devint malhonnête et fit main basse sur les billets invendus après les avoir 1)tipés. Elle se rendit à la police et prétendit qu’un voleur l’avait délestée de la recette du jour. La chance était cette fois avec elle. Parmi les dizaines de billets qu’elle avait soustraits se trouvait le gros lot. Femme vernie, ton corps assimilait sans peine la veine d’un destin, mais ton âme, digérait-elle la vilenie ?
Armand, atteint par le démon de midi
Il s’appelait Armand et avait cinquante-trois ans. Il était marié depuis trente ans et était père de deux enfants. Ceux-ci avaient quitté la maison, et sa femme, Bernadette, s’était engagée dans le bénévolat. Armand avait été un mari modèle et avait toujours été aux petits soins pour sa famille. Il avait travaillé d’arrache-pied et avait gravi les échelons de la hiérarchie de l’entreprise qui l’employait pour finir par devenir l’alter ego du patron. Armand avait un passe-temps coquin. Le soir, après son travail, il ne rentrait pas tout de suite chez lui. Il s’attablait dans un café et observait la gent féminine. Il adorait s’abreuver de la belle eau des filles faites au moule et se délectait des formes pleines des demoiselles. C’était lors d’une soirée de fin d’été. Armand était installé sur une terrasse et reluquait comme à son habitude une jeune femme. Elle était assise non loin de lui. A un certain moment, il eut l’impression que ses yeux de gazelle cherchaient son regard ; il en fut éperdu. Armand n’avait encore jamais perçu les prunelles d’une étrangère sous son cœur. Et c’est ainsi que le plaisir emmena notre homme. Armand se délesta des vêtements austères de la bonne conduite afin de pouvoir, le moment venu, grimper aux rideaux. Il prit langue avec la jeune femme. Elle s’appelait Céline et travaillait comme secrétaire médicale chez un cardiologue renommé. Céline était fascinée par cet homme d’âge mûr, à la carrure large. Le visage buriné d’Armand était pour Céline une marque d’expérience et de savoir. Chacun joua franc jeu, Armand ne cacha pas qu’il était marié et Céline ne dissimula point qu’elle avait un petit ami. Sans se fixer rendez-vous, ils se retrouvaient tout naturellement chaque jour à la même heure dans ce café. Peu à peu l’amour s’installait entre eux, et ce qui devait arriver arriva. Souvent, lorsque le plaisir a atteint son but, il s’éclipse. Après qu’ils eurent accompli leur acte, leurs rencontres s’espacèrent, puis cessèrent tout à fait. Cependant, le goût de la jeune chair titillait les ardeurs d’Armand. Le démon de midi qui avait pris possession de lui avait fait des petits qui ne ressemblaient toutefois pas au génie de la passion. Armand croqua d’autres jeunes filles moyennant finances. Il dilapidait ainsi toute la fortune du ménage. Pauvre comme un pou, jeté à la rue par son épouse, licencié par son entreprise pour manque de performance, Armand devint un clochard. La police le retrouva un jour mort de froid malgré la poupée gonflable qui le couvrait. Armand, si la gent féminine ne t’avait pas tenté, aurais-tu succombé à d’autres tentations ?
Jacques et Laurence, emportés par l’orgueil
Cela faisait huit ans qu’ils travaillaient dans le même bureau au sein d’une grande banque. Rien ne les unissait, si ce n’étaient leur jeunesse et leur conscience professionnelle. Jacques et Laurence exécutaient les tâches administratives liées aux règlements des valeurs mobilières traitées par les opérateurs boursiers de la banque. Laurence s’occupait de la zone européenne et américaine, Jacques, du reste du monde. L’avancement se faisait au mérite. Aux yeux de la direction, la qualité première d’un employé devait être le sans-faute. Pour avoir de l’avancement, il fallait ne pas commettre de bévue durant trois années de suite. Laurence et Jacques en étaient à leur trente-quatrième mois. Le plaisir d’être reconnu avait aboutit au désir d’être promu. Mais le poids de leur prétention allait ébranler leur concentration. Jacques fut inattentif ; il livra des valeurs au mauvais endroit. Pour son malheur, il ne put récupérer les titres car la banque qui les avait indûment reçus fut mise en faillite. Laurence aussi tomba peu après Jacques dans l’erreur. Elle ne se rendit pas compte que ce qu’on lui avait livré ne correspondait pas au décompte d’achat. Et quand elle s’en aperçut, les droits de souscription que la banque aurait dû recevoir n’avaient pas été exercés mais encaissé en espèces par la contrepartie. Le client risquait d’en tenir rigueur à la banque car les nouvelles actions attachées aux droits étaient montées en flèche. Les deux compères auraient pu alerter le service juridique de la banque afin qu’il entreprenne une action. Mais alors ils auraient avoué leurs négligences aux instances dirigeantes. Jacques et Laurence était au courant de ce que faisait l’autre car ils vérifiaient entre eux les opérations non réglées. Si près du but, les deux étaient tentés de cacher leurs erreurs à la hiérarchie. Ils n’avaient pas voyagé trente-quatre mois dans la délectation d’un avenir ambitieux pour se plier aux facéties d’un vilain hasard. Jacques et Laurence convinrent de soustraire la liste des deux suspens aux yeux de leurs supérieurs par une astuce informatique, le temps qu’on se prononçât sur les nominations. Une fois qu’ils seraient nommés, se disaient-ils, ils postdateraient leur faute. Mal leur en pris. Après avoir été promus avec faste fondés de pouvoir, ils tombèrent malades. Les remplaçants découvrirent le pot au rose. Laurence et Jacques furent congédiés sur le champ non pas pour avoir fauté mais pour avoir trafiqué le système informatique. Ils ne retrouvèrent jamais une si bonne situation. Laurence et Jacques, avez-vous été impatients ?
David Frenkel
1)saisir une somme sur le clavier d'une caisse enregistreuse (Suisse)