dfrenkel

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Une femme d'ambition

  Assise derrière le bar, elle regardait, sans les voir, ces hommes qui se délaissaient de leurs sous pour courir le guilledou ; ses yeux noirs truffés de douceur poétisaient les cernes d’une âme en berne. Elle n’arrivait pas à faire le deuil de son ambition née un certain après-midi, lorsqu’elle déambulait à la main de son père dans le port d’Alger et qu’elle vit une baladine à la grâce féline se déhancher sur le quai sur un air de balalaïka ; la danseuse, avec ses pas de bourrée, papillonnait en décrivant des arabesques sur la grande natte qui recouvrait le bitume. Elle, la petite Fatima, du haut de ses neuf ans, contemplait la virtuosité de cette créature ; l’impétuosité des mouvements magistralement enlevés fouettait son esprit enfantin ; la fougue de la ballerine traversa sa frêle silhouette. La gamine rêva : elle se vit fracasser la monotonie de son existence avec la folie que dégageait un corps plein de passion. Éperdue, l’enfant s’écria : 

– Papa ! J’aimerais apprendre à danser car maintenant je sais ce que j’aime : j’adore cette vie qui me sourit lorsque de beaux mouvements l’appellent.

      Une voix métallique troua alors ses petites oreilles :

      – N’as-tu pas honte, toi la bonne musulmane, de proférer des propos méphistophéliques ?

      – Papa, que signifient proférer des propos méphistophéliques ?

      – Dire des choses qui semblent venir du diable, lui répondit son père.

      Il baissa sa tête et ajouta d’une voix basse comme s’il s’adressait à lui-même :

      – Lorsque les formes d’une femme appâtent la gent masculine, elle n’est plus en odeur de sainteté dans la Maison d’Allah car elle engendre un mal-être qui suce sa pureté.

      Il y eut des mots qui ne faisaient pas partie du vocabulaire de Fatima ; elle comprit ce que voulait dire « sucer », « pureté », elle adorait sucer un bonbon ; l’enfant observait souvent la pureté d’un ciel sans nuage par un beau matin printanier ; mais comment pouvait-on sucer la pureté ? se demanda-t-elle. Fatima aspirait effectivement à devenir une bonne musulmane mais, dans sa petite tête, la religion devait être sans cesse une fête dans laquelle on se réjouit de vivre ; cette gosse voulait constamment remercier Allah pour tout. Le cœur de la petite avait senti l’Être ineffable à travers la musique et avait perçu de manière diffuse qu’en mouvant son corps au rythme des instruments on se rapprochait de la nature divine, principe de vie.

      Fatima adorait son père : il représentait pour elle l’autorité dans laquelle elle aimait s’oublier. Bien que déjà grande, il lui faisait toujours les mêmes recommandations : « ne t’arrête pas à écouter leurs billevesées », « fais attention à ta ligne ». Ce genre de petites phrases avaient une emphase qui la rassurait. Par ailleurs, elle lui en voulait car son ambition gisait dans les profondeurs de la conviction paternelle. Heureusement pour elle, sa mère, ne pouvant voir sa fille se morfondre, lui offrait des cours de danse auprès d’un ancien danseur étoile qu’elle réglait en cachette grâce à une cagnotte qu’elle s’était constituée à l’insu de son époux. Ainsi, la mère avait l’impression, à travers sa fille, de s’affranchir des contraintes d’une société patriarcale. Néanmoins, Fatima n’était pas à l’aise face à la complicité maternelle qui la projetait dans un monde responsable ; elle eût préféré que sa maman épousât l’étroitesse d’esprit de son géniteur même si sa grande ambition dût être mise sous l’éteignoir et qu’elle eût broyé du noir ; entre une existence morne et le défi qui ne laissait à sa culpabilité aucun répit, Fatima, à cette époque, aurait alors choisi d’emboîter le pas de son papa. La fille se sentait coupable d’accepter de son père bien-aimé les ordres qui la confinaient dans un cocon et de rejeter ce qui relevait de sa foi intime. Afin de rendre sa culpabilité moins présente, elle était devenue une bonne pratiquante en se soumettant avec ferveur aux cinq piliers de l’islam ; la dévote portait la burqa bien avant sa puberté. Toutefois, sa bigoterie s’entrechoquait régulièrement à sa rouerie lorsque trois fois par semaine elle faisait croire à son entourage qu’elle allait s’isoler à la mosquée pour prier, alors qu’elle se rendait auprès d’un beau ténébreux en s’imaginant psalmodier des versets du Coran, tant sa passion rejoignait le sacré quand il sculptait ses mouvements à la barre de danse. En enlevant sa burqa avant chaque leçon, la grande enfant avait l’impression d’effeuiller son corps en gage d’un amour qu’elle ne connaissait pas encore. Le professeur la troublait. Ses mirettes d’azur teintaient un visage volontaire d’un romantisme mystérieux ; son nez épaté aux narines dilatées avaient l’air de humer la sensualité latente que dégageait sa lèvre lippue lorsqu’elle s’entrouvrait ; une petite calotte brune incrustée dans sa chevelure d’ébène donnait un aspect savant au personnage ; son front bien galbé appelait la tendre caresse. Cet amour imaginaire et puéril galvanisait Fatima, et était la cause de ses fulgurants progrès. Dès que Fatima eut terminé sa scolarité obligatoire, sa mère lui trouva un gîte auprès de sa riche nièce afin qu’elle fût plus libre de ses mouvements ; son père donna son accord après qu’on lui laissa entendre que cette femme avait besoin de quelqu’un pour s’occuper de son ménage et d’une parente grabataire. Fatima s’exerça à la danse dès l’âge de dix ans. Bien qu’ayant débuté relativement tard, son talent enchantait rapidement un public de connaisseur lors des représentations où elle dansait masquée et sous le pseudonyme de « Rose ». La fille venue de nulle part s’éleva au rang de danseuse étoile. Sa logeuse lui paya aussi un garde du corps qui éloignait tout journaliste ; prétextant une fragilité psychologique, aucun entretien n’était accordé. Le voile seyait bien à cette coquine car, à mesure qu’elle grandissait, la religion se réduisait pour l’impudente à une mascarade derrière laquelle la rusée s’abritait, soit pour tromper son entourage, soit pour mettre la danseuse en cage ; le masque lui collait aux basques. Pour finir, les médias s’habituaient à l’énigme de cette jeunotte ; les critiques la surnommaient : « la rose d’Alger ».

    Fatima prenait conscience qu’il fallait qu’elle coupât le cordon ; la danse lui avait appris qu’un être charnel pouvait rejoindre le spirituel lorsque par un travail astreignant et régulier, il arrive à sublimer son corps et donner du plaisir à l’ensemble des spectateurs sans la distinction du bien et du mal. Elle ne supportait plus le carcan des traditions. De plus, l’irrationnel taraudait son esprit ; elle avait l’impression, quand elle parlait à son père, que la rougeur de son hypocrisie fardait outrageusement son visage et la rendait méconnaissable car parfois il ne la reconnaissait pas. La pauvre ne se doutait pas que les prémices d’une maladie hautement dévalorisante tourmentaient le cerveau de son père.

    Un jour, la danseuse en herbe lut une petite annonce : «  Cherchons belles jeunes filles aux formes parfaites pour intégrer l’équipe des ”Ballets Mauves” à Bienne, Suisse ». Fatima présenta l’annonce à sa cousine, toutes deux subjuguées par le mot « Ballet » ne comprirent pas ce qu’il fallait. Aucune ne déchiffra le mensonge ; la riche Helvétie s’abandonna dans leur songe. Sa parente lui avança gracieusement les frais de voyage. Ni son père, devenu sénile, ni sa mère, déjà au courant de tout, ne s’opposèrent à son départ. Et c’est avec un cœur plein d’ambitions que Fatima s’en allait sous d’autres horizons.

    Lorsque la crédule découvrit le pot aux roses, affolée, elle se présenta sous le pseudonyme « Rose » mais celle-ci s’étalait dans les frimas de l’anonymat. Le rictus du maquereau laissèrent entrevoir des dents pareilles à des crocs ; entièrement à sa merci, il lacéra l’univers qu’elle s’était forgé et, quand le gérant du cabaret « Les Ballets Mauves » troqua son prénom Fatima contre celui de Katia, les mots que son père avait proférés ce fameux jour sur le quai du port d’Alger : «…Un mal-être qui suce sa pureté », prenaient alors un tour cauchemardesque.

... La démunie vit ce vieux bedonnant se nourrir de son innocence et excréter sur les autres mâles les restes de son ingénuité transformée en une concupiscence nauséabonde. Dépourvue de son identité, Fatima l’ambitieuse devint Katia la vicieuse lorsque, avec son air de sainte-nitouche, sa bouche affriolante promettait aux hommes l’amour, à condition qu’ils lui offrent et boivent avec elle un champagne dispendieux. Mais après avoir réglé l’addition, les assoiffés de plaisir réalisaient qu’ils caressaient une chimère car la passion adhérait au fond des verres. En effet, Katia ne pouvait s’offrir aux râles d’un amour triste, elle languissait après les hourras qui ponctuaient les ballets de Fatima. Le patron de l’établissement, souffrant d’impuissance, était hypnotisé par la gracieuse désespérance de cette nouvelle venue et ne la força pas à tenir ses promesses. Aussi, se disait-il, laissons son minois de pucelle remplir mon escarcelle, je rendrai à la demoiselle sa liberté lorsque les clients ne voudront plus l’inviter. Tant va la cruche à l’eau qu’elle se casse : après quelques semaines déjà, il congédia Katia car beaucoup de clients, ayant pris une veste, la fuyaient comme la peste. Pourtant, c’était un beau brin de fille ; son hâle éclatait la brillance d’un caramel sur des traits finement dessinés, de longs cheveux acajou coiffaient une tête qui couronnait brillamment sa plastique ; sa vénusté entrebâillait les portes du sublime.

    Bien qu’elle se fût régulièrement entraînée, Fatima n’avait plus la force morale de se présenter à un concours et voulut attenter à ces jours car la vilenie de Katia l’avait plongé dans la neurasthénie ; elle ne s’était pas imaginée qu’elle tomberait dans un traquenard qui anéantirait son art. Avant de se jeter sous un train, elle voulut s’offrir une dernière danse. Devant une foule amassée sur le quai de la gare, elle s’éleva vers le ciel avec la grâce d’une sylphide, retomba sur le perron comme une plume, se dressa sur ses pointes, tourna en cercle autour d’un mignon bambin pendant de longues minutes en imitant avec ses bras le battement d’ailes des oiseaux et termina sa démonstration par quelques pirouettes digne d’une danseuse étoile avant de faire une révérence royale. Un homme s’approcha de l’intrépide, lui parla, c’était le grand maître chorégraphe Maurice Tarbej.

      Une salve d’applaudissement ponctua la première représentation de Fatima en Suisse. Lors du sixième rappel elle tint dans sa main le télégramme lui annonçant le décès de son père. La voix implorante de Fatima brava les vivats d’un public enthousiaste ; elle s’écria : « Papa ! Donne-moi l’absolution, je suis une femme d’ambition ».

David Frenkel

Les commentaires sont fermés.