La Saint-Valentin
Ta chevelure tressautant sur un pas accéléré évoque le soubresaut d’un amour mort-né. Le sentiment renaît lorsque tu entres le matin dans notre bureau, fraîche et légèrement maquillée. Mais il meurt lorsque tes yeux vert émeraude me rendent transparent. Si durant la journée ton regard se pose sur moi, c’est par nécessité ; aucun désir ne brûle en lui. Tu es à la fois ma cheffe, ma collègue, ma confidente, mais nous ne sommes pas amis ; pour cela aussi il faut être deux. On aurait dit que ma passion secrète te rebute au point de refouler l’amitié. Alors je me morfonds et contemple l’abîme qui me sépare de toi. Tes cheveux longs, d’un brun chaud, tombant sur tes épaules, sont à mille lieues d’une main désirant tant les caresser. Il t’arrive de relever une mèche. Que n’aurais-je donné pour effectuer ce geste à ta place. Assise devant ton bureau, tu trônes sur ton travail. Ta concentration mêle un air sérieux au charme. La profession n’a pour toi aucun secret. Quand la raison se met au diapason de la beauté, elle vient à bout de bien des difficultés. Je suis malade à ne pouvoir baiser ce front gonflé d’intelligence. Lorsque tu t’annonces au téléphone, les syllabes de ton prénom m’embrasent. Ta bouche à la lèvre légèrement recourbée déverse son flot de sensualité. A la faveur d’un conseil, au moyen d’une remontrance ou simplement lors d’une conversation, ta voix mélodieuse effleure un amour que je n’ose déclarer. Qui suis-je, homme débile, à pouvoir greffer une laideur sur une beauté ? La finesse de ton nez donnant aux traits de ton visage un caractère délicat hume la roublardise et l’hypocrisie de tes collègues. Mes joues rosissent de vergogne lorsque je tente de soustraire mon erreur à ta perspicacité, car la pertinence de tes arguments met à nu un personnage falot. Maintes fois, je t’ai surprise à déblatérer sur ton supérieur ou à médire sur autrui. Mais enrobée de grâce, la vilenie a une touche de noblesse. Tes petites oreilles élégamment ourlées sont des bijoux assortis à un port de reine. Elles se prêtent gracieusement aux jérémiades d’un homme qui conte son malheur. Ton humble serviteur se complaît alors dans l’attention que tu lui portes. Il a l’impression de transformer ton apitoiement en amour pour lui. Hélas, lorsque tu mets fin brusquement par une parole passe-partout, par une remarque éculée, à notre entretien, je suis face à la dure réalité. L’arrogance d’un sentiment froid suinte de ta haute poitrine. Elle me tient à l’écart. Mes mains ne se poseront jamais sur la fine fleur d’une Marguerite. Pourtant, au plus fort d’une tension nerveuse commandée par une tâche urgente, lorsque mes propos grivois essaient de détendre un peu l’atmosphère, ton rire encourage la licence de langage. Je me fais alors un honneur à exceller dans la paillardise afin de contenter la femme provocante qui sommeille en toi. Ces moments où je me sens investi d’une mission, celle d’être ton bouffon, me remplissent de joie car je crois compter un peu pour toi. Mais, ô malheureux, ces instants de bonheur se noient rapidement dans le flot de ces minutes, de ces heures qui s’écoulent dans la plus totale indifférence. Effectivement, en dehors de l’entreprise, je ne suscite aucunement ton intérêt. Lors des sorties de bureau, tu t’arranges toujours pour ne pas être assise près de moi. Combien de fois t’ai-je invité à danser ? Je me refuse à les énumérer, tant leur évocation ravive ma peine. C’est curieux comme toutes sortes de prétextes peuvent masquer la rebuffade. Pourtant, tu avances à visage découvert vers le galant qui t’enflamme et tu danses langoureusement avec lui sous les yeux de l’homme éconduit. Cette main à la paume douce qui m’a saluée il y a bien longtemps prend son cavalier par les épaules et l’entraîne vers la piste de danse. Les pieds perchés sur des hauts talons promènent fièrement le galbe de tes jambes et dessinent des arabesques. Ces lignes sinueuses représentent pour moi le faufilage d’un désir dont je suis exclu. Dos tourné, tes reins crânement bombés narguent ma disgrâce. Chaque soir en rentrant chez moi, je me dis : «Contente-toi de regarder la femme de tes rêves, tu as la chance d’être avec elle dans une même pièce. Qui sait, peut-être as-tu inhalé la bouffée d’air qu’elle a expirée.» Mais lorsque, le lendemain, tu apparais devant moi, l’amour me fourvoie dans une chimère, j’oublie mes résolutions, je me convaincs que la laideur d’une figure ne dissimulera pas éternellement le rayonnement d’une personne éprise de toi. Sa passion irradie vers la grande espérance. J’ai espoir que tu découvriras la volupté d’un cœur tendre, mais très vite ton déchirant mépris me rappelle qui je suis.
Pourquoi est-ce que je t’écris cette lettre ? Tu as décidé de t’en aller sous d’autres cieux. Demain, tu quitteras la Maison dans laquelle siégeait la douleur précieuse d’un amour sans cesse conçu à la lumière d’un homme imaginaire. Chaque jour, cet homme, se trouvant beau, a détaché un pétale d’une Marguerite, d’une infinie grandeur, pour savoir s’il serait aimé. A chaque pétale enlevé, à chaque attention que tu lui as accordé, il s’est dit : elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. Il avait l’intention de l’effeuiller jusqu’à trépas. Hélas, les circonstances ne lui permettront pas d’arracher le dernier pétale, le dernier regard, censé lui donner une réponse. Éloignée à des milliers de kilomètres, la fleur ne le renseignera pas. Cette lettre, je te la donne en guise d’adieu. Elle te touchera ou elle te laissera de marbre. Mais moi, demain, je me mettrai à la place de l’homme que je n’ai pas été, et tracerai chaque mot comme si j’avais effeuillé la Marguerite. Demain, je saurai si le personnage sorti de mon imagination aurait fini par gagner ton cœur ; des histoires d’amour flottent dans ma tête. Bientôt, ma plume embrassera la Marguerite.
Hortensia